16 février 2012

Sibérie mon Amour

« Il n’y a que les voix russes, rauques, éraillées, enrouées, creusées par la fumée et l’alcool comme une ornière par le dégel, il n’y a que ces voix travaillées par des siècles de souffrances et d’extases, qui peuvent descendre aussi bas dans l’échelle des sons, jusqu’à pénétrer dans les corps et s’y mêler à la vie obscure du sang, de la lymphe, des humeurs secrètes. »
(Dominique Fernandez)

   Ce mois-ci, je vous emmène en Sibérie sur les pas de trois écrivains voyageurs. Deux d’entre eux furent conviés en mai 2010 à voyager sur le Transsibérien entre Moscou et Vladivostok, traversant neuf fuseaux horaires, des fleuves mythiques, des immensités dépeuplées, des villes d’une modernité inattendue dessinant le visage d’une Sibérie futuriste que hante toujours l’interminable cortège des fantômes du goulag. Le troisième « sautait au cou de chaque seconde pour en extraire le suc » sans parvenir pour autant à trouver la paix… Il choisit de se retirer six mois dans une cabane sur les bords du lac Baïkal, aux confins de la Bouriatie, terre des ours et de la taïga, pour y apprendre la contemplation et rattraper son retard de lecture.

    Dominique Fernandez et Danielle Sallenave ont passé trois semaines à bord du Transsibérien dans le cadre de l’amitié franco-russe, périple de 9288 kilomètres agrémenté de haltes à Irkoutsk, Kazan, Nijni Novgorod, Ekaterinbourg ou encore Oulan Oudé. Si la Russie est une vieille histoire d’amour et de fascination pour Dominique Fernandez, bercée de lectures, de musique et de peinture, dorée à l’or fin des iconostases et affûtée par le regard des architectes constructivistes, la Sibérie évoquait surtout pour lui cette immensité glacée où l’on tua au travail des millions de bagnards. Dans Transsibérien, passionnant journal de voyage, il s’émerveille de la modernité et de l’urbanité de ces villes fermées au tourisme jusqu’en 1991. Quand on est érudit, voyager, c’est réveiller à chaque pas toutes sortes de souvenirs littéraires, musicaux ou picturaux, et Fernandez ne s’en prive pas, régalant le lecteur de ces évocations qui donnent une furieuse envie de lire ou de relire Jules Verne et Dumas, Tchékhov, Tolstoï, Gorki ou Varlam Chalamov, de découvrir le merveilleux poète Ossip Mandelstam, mort au goulag, ou de revoir les ballets de Noureev en décelant en lui un charme tatar fait de rudesse, de fougue et de volupté. 

   Une halte à Ekaterinbourg, où les Tchékistes assassinèrent sauvagement le tsar Nicolas II et sa famille le 16 juillet 1918, lui permet de s’interroger sur l’importance de la « philosophie du sacrifice » dans l’histoire russe. L’idée profondément ancrée, depuis les premiers martyrs russes Boris et Gleb en passant par Pierre le Grand sacrifiant son propre fils jusqu’à l’héroïsme des assiégés de Léningrad, que « la nouvelle Russie ne pouvait naître que du sacrifice de l’ancienne Russie. » 

   Ensorcelé par le défilement de la taïga derrière la vitre du Transsibérien, l’écrivain écrit : 

« La beauté pure ne lasse jamais. […] Ici, pas de détail qui retienne plus qu’un autre ; on ne détaille pas la taïga, on se laisse prendre, envoûter, annihiler par la succession indéfiniment répétée de l’identique.»

   Dans Sibir, Danièle Sallenave n’oublie pas que si la Sibérie est aujourd’hui une des régions les plus prospères de Russie, c’est grâce à l’économie du goulag et à la déportation forcée de populations entières, depuis les temps les plus reculés. Le Transsibérien lui-même, cette merveille qui relia l’Europe au « Far East », coûta des milliers de vies humaines. Son voyage à travers l’URSS de Brejnev en 1977 vient hanter celui-ci, l’emportant dans un maëlstrom d’émotions dont l’intensité la fragilise parfois tandis qu’elle redoute de se perdre dans l’immensité du paysage et la désorientation des fuseaux horaires, même si les horloges continuent d'afficher l'heure de Moscou à chaque gare, comme pour unifier ce territoire démesuré. 

   Cependant, le long de ces fleuves profonds et impétueux comme la mer, du Volga à l’Ienisseï et du lac Baïkal au fleuve Amour, la voilà captive du « charme indescriptible » de la Sibérie, « auquel on n’échappe plus quand on l’a éprouvé.» (Tchékhov) A Irkoutsk, retour sur l’insurrection des nobles décembristes le 14 décembre 1825, qui visait à obtenir du nouveau tsar Nicolas 1er une constitution. Elle fut durement réprimée : trois mille arrestations, cinq pendaisons, cent vingt et un condamnés à la déportation. Certaines femmes choisirent de suivre leurs époux en exil et de partager l’extrême dureté de leurs conditions de vie. Ces héroïnes aussi courageuses que romanesques avaient pour noms Maria Volkonskaïa, Pauline Gueble ou la princesse Troubetskaïa. Maria Volkonskaïa, exilée à Irkoutsk avec son mari, y recréa une vie culturelle brillante et raffinée au milieu de nulle part, attirant la société dans sa résidence forcée. Et Danièle Sallenave de conclure : 

« Et c’est alors qu’une idée vous vient, qui se transforme en certitude : la vie des ces femmes exilées aura été incomparablement plus riche et douée de sens que le destin qui leur était assigné, celui de leurs mères. Un destin classique d’aristocrate russe, des fils qui rentrent à l’Académie militaire, des filles qu’il faut marier, quelques mois par an dans un domaine rural où on s’ennuie, quelques voyages aux eaux de Baden, quelques passions secrètes, le jeu, les jeunes officiers ? ou d’autres encore plus secrètes et aussi décevantes, et la vieillesse qui vient, auprès d’un époux qui vous trompe avec des danseuses de l’Opéra...»

   Devenir ermite avant quarante ans, se forcer à l’immobilité, à la contemplation, c’était le pari un peu fou de Sylvain Tesson. De ces six mois passés dans une solitude parfois écrasante, de la fréquentation occasionnelle de quelques taiseux locaux et de deux chiens affectueux, il a tiré Dans les forêts de Sibérie, un «journal d’ermitage» qui se lit avec bonheur et balance sans cesse entre humour et profondeur, poésie, sagesse et pieds de nez. Sylvain Tesson raffole des aphorismes et il nous le montre, les habillant d’une poésie nourrie du spectacle quotidien de la beauté, ce «luxe de l’ermite» : 

«Le Baïkal, sept cents kilomètres de long sur quatre-vingts de large et un kilomètre et demi de profondeur. Vingt-cinq millions d’années. L’hiver, une épaisseur de glace de cent dix centimètres. Le soleil se fout de ces données. Il irradie son amour sou la surface blanche.» 


«La forêt ce matin est une armée engloutie dont ne dépasseraient que les baïonnettes». 

   Ou encore : «Le Romain bâtissait pour mille ans. Pour le Russe, il s’agit de passer l’hiver.» 

   Citant Stendhal qui professe que «L’art de la civilisation consiste à allier les plaisirs les plus délicats à la présence constante du danger», Tesson vit dangereusement, entre deux soirées douillettes à siroter de la vodka au coin du feu en fumant un cigare. Il vit surtout en épicurien, soucieux de ne pas déranger la nature et de ne pas «trop peser à la surface du globe.» Arpente la taïga, cette «houle lente». Fait l’air de ne pas y toucher le bilan de sa vie, avant de lâcher, sans doute avec un petit sourire attardé au coin des lèvres :  

«Dans la vie, il faut trois ingrédients : du soleil, un belvédère, et dans les jambes le souvenir lactique de l’effort. Et aussi des petits Montecristo. Le bonheur est fugace comme une bouffée de cigare.»

   Trois invitations au voyage qui, je l’espère, vous donneront envie de prendre un billet pour le Transsibérien.


Gaëlle Nohant.