27 juin 2006

Sur la piste de Dracula, Episode 3 : Sous le mythe, l'épouvante du monstre humain

Bonsoir à tous et à toutes !

Ma petite quête touche à sa fin, et je peux maintenant vous confier son point de départ : j'en reparlerai dans le prochain billet, mais il y a six semaines de ça, en vagabondant dans une librairie (mon second loisir préféré, avec regarder et écouter vivre les gens en buvant un café matinal), mon œil fut attiré par un livre dont les deux volumes sortaient en même temps, exception appréciable pour une lectrice aux yeux plus gros que le ventre, et que cette impatience a parfois détournée de la bande dessinée, où il faut attendre des lustres entre deux épisodes... Ce livre, c'était l'Historienne et Dracula d' Elisabeth Kostova, et si j'ai bien fait mon boulot, à la fin du prochain post vous partirez tous en vacances avec les deux volumes dans vos bagages, sans protester que ça rajoute du poids. Elisabeth Kostova a travaillé dix ans sur Dracula pour écrire ces deux tomes, et moi qui viens d'y passer un mois entier pour à peine effleurer le sujet, je peux vous dire : son livre mérite que vous emportiez les deux volumes en plus dans vos valises. C'est un roman qui vous séduira d'emblée, qui vous captivera tout au long, et surtout qui provoquera chez vous deux envies irrépressibles : d'abord, visiter tous les lieux dont elle parle et qui émaillent la quête très particulière de ses héros, de la bibliothèque d'Oxford à l'abbaye de Saint Michel de Cuxa, de Collioure à Raguse, de Venise à Istanbul et de Budapest à l'île monastère de Snagov. Ensuite, tout le long, comme moi, vous vous demanderez ce qui est vrai, ce qui est faux, tant son intrigue est trempée dans l'Histoire, du XVème siècle à nos jours. La modernité de son roman, c'est d'avoir, ainsi que l'avait déjà ébauché Coppola, raccroché Dracula à son mythe en remontant à la source, mais pas avec des à peu-près, pas en en faisant un comte transylvain comme Bram Stoker. Non, en trimant dans les bibliothèques pour, avec la méticulosité d' une archéologue, dépoussiérer la vérité horrifiante de Vlad Tepes, dit Drakula.
D'ores et déjà, je préviens les chochottes que nous sommes tous à des degrés divers : vous pouvez y aller, même si vous avez peur de vous relever la nuit quand retentit un bruit inexpliqué. Vous pouvez le lire, vous ne tremblerez que d'excitation. Ce n'est pas horrifique, mais inquiétant et palpitant.
Enfin, moi, cela m'a poussée à chercher, comme les personnages du livre, à démêler le vrai du faux dans cette histoire d'Empaleur de Turcs et de vampire. Je vous préviens, si Elisabeth Kostova a travaillé dix ans son sujet, c'est qu'il y a de la matière. Je suis une petite joueuse, et autant vous prévenir que je ne maîtrise pas parfaitement l'histoire politique fort complexe de l'Europe de l'Est et des Balkans au XVème siècle, malgré mes efforts, car je me suis efforcée de m'y retrouver dans ces guerres permanentes entre Saxons, Valaques, Moldaves, Hongrois, Ottomans... et j'en passe.

Donc ce soir, je vais vous présenter Vlad Tepes, le vrai, et vous allez regretter le vampire, croyez-moi. Aussi vrai que les mythes servent à protéger les hommes de la monstruosité à visage humain, et les contes de fées à dire l'indicible. Aussi, pour m'aider à approcher le monstre historique, je vais convoquer quelques figures célèbres, comme Gilles de Rais, un contemporain de Vlad, ou Richard III selon Shakespeare. Parmi mes sources, pour les plus curieux, je peux signaler l'aide inestimable que m'ont apportée le livre de l'universitaire Denis Buican, Les métamorphoses de Dracula, et le Dracula de l'historien roumain Matéi Cazacu : les deux ouvrages sont passionnants, érudits, regorgent d'anecdotes, et font le lien non seulement avec le mythe du vampire, mais aussi avec les autres "vampires" trop réels de l'Histoire, dont la sinistre filiation s'étend telle une traînée de sang qui va s'agrandissant au fil des siècles, de Vlad Tepes à Ivan le Terrible (en passant par Gilles de Rais et l'épouvantable comtesse Bathory), d'Hitler à Staline, et de Staline à tant d'autres aujourd'hui qu'on peut se demander ce qui reste de l'homme quand tant d'hommes sont devenus la proie de leur propre bête.

Mais il est temps : remontons le cours des siècles, et transportons-nous du côté des Carpates, au milieu du XVème siècle.
A cette époque, la Roumanie était constituée de trois principautés bien distinctes, gouvernées par des lignées royales rivales, souvent en guerre les unes contres les autres : la Transylvanie, la Moldavie et la Valachie.
Vlad Tepes était un "voïevode" de Valachie, mot qu'on peut traduire par "prince commandant". Il descendait d'une lignée royale, la lignée des Besarab. Sa mère était sans doute d'origine transylvaine, mais son père, Vlad Dracul (le Diable en roumain, mais aussi le Dragon) était déjà un voïevode de Valachie. La Valachie était un petit état d'environ 400 000 habitants, autrefois peuplé par les Daces, puis envahi par les Romains, puis par les Huns, qui luttait ferme pour son indépendance mais qui hélas ne faisait pas le poids, coincée qu'elle était entre de puissants voisins, au premier rang desquels la Hongrie et la Moldavie, et de l'autre côté l'Empire Ottoman, qui avait déjà conquis l'Empire byzantin, la Bulgarie et la Serbie, et lorgnait à présent vers la Transylvanie, la Moldavie, la Valachie et la Hongrie, pays riches en ressources naturelles et en villes commerçantes prospères. Du temps de Vlad Dracul le père, Les Turcs avaient à leur tête le sultan Mourad II, un homme que l'on a dépeint ainsi après sa mort, le 13 février 1451 : "homme doux qui avait la chance de son côté. Il ne fit la guerre que pour se défendre ; jamais il n'attaqua injustement." On dit aussi de lui : "Mais sa colère ne fut jamais de longue durée, car le barbare ne poursuivit pas ses victimes, car il ne voulait la destruction totale d'aucun peuple."

Ces mots peuvent paraître ironiques mais pour l'époque ils montrent un homme plutôt civilisé...

Son fils, Mehmed II, était décidé à rompre avec la tradition de relative clémence de son père, et il le montra d'entrée de jeu par un signe fort envoyé au monde chrétien : la prise de Constantinople, en 1453. Fini de rire, semblait dire le Croissant à la Chrétienté, et à partir de là, les "traités de paix" des Ottomans ne seraient que des somnifères destinés à endormir l'ennemi le temps nécessaire à le réduire à merci. Mais sur sa route qui avait tout du raz de marée et que rien ne paraissait pouvoir arrêter, l'Empire Ottoman croisa quelques têtes brûlées, dont Jean Hunyadi, roi de Hongrie, et Dracula, le fils. Qui, lui aussi, était bien décidé à inaugurer une ère nouvelle...
Mais avant cela, il faut resituer un peu le contexte familial de notre ami Dracula. Son père était en paix avec le Grand Turc, ce qui incluait plusieurs clauses chères payées : il devait permettre l'accès libre par son pays à la Transylvanie, et même servir de guide pour des raids ottomans éclairs, deux à trois fois l'an, pour aller piller la Transylvanie et enlever ici ou là des jeunes gens qui seraient vendus comme esclaves ou enrôlés dès l'enfance dans le corps des Janissaires : la garde rapprochée du sultan, faite d'enfants volés, rééduqués à la dure, qui n'avaient plus de famille que l'armée turque, et qu'on dressait à devenir des ennemis de leurs parents et de leur pays d'origine. Ils étaient réputés sans peur et sans conscience. Tout un programme. Autre clause du traité de paix : le voïevode valaque devait livrer chaque année un tribut exorbitant en ducats au Grand Turc, et lui envoyer des otages de prix, parmi lesquels son fils aîné ! Or, Vlad Dracul avait deux fils d'une première épouse, Mircéa et Vlad, et un autre fils d'une seconde épouse. Ne voulant sacrifier son aîné, il expédia au sultan Mourad ses deux cadets, Vlad II (qui avait 13 ans) et Radu, futur "mignon" du sultan Mehmed sous le nom de Radu Le Bel, qui en avait cinq. Tous deux furent "éduqués" d'abord dans une prison, puis à la cour du Sultan, et c'est probablement là-bas que Vlad Tepes apprit non seulement le turc, qu'il parlait couramment, mais à manier le pal. Car c'était un supplice grandement prisé de l'autre côté du Danube. Vous croyez connaître le pal, cette tige de bois sur laquelle on embrochait un condamné avant de la planter dans la terre pendant qu'il agonisait, entraîné par le poids de son corps, jusqu'à ce que la pointe ressorte par la poitrine ou l'aisselle ? Peut-être ignorez-vous que par un raffinement de cruauté, cette tige de bois qu'on enfonce "par le fondement" n'était pas pointue, comme on imagine souvent, mais un peu arrondie. Pourquoi, me direz-vous ?
Parce que, comme nous l'explique le Grand Dictionnaire du XIXème siècle," ... s'il en était autrement, la pointe, transperçant tous les organes qui sont sur son passage, déterminerait très vite la mort. Mais la tige étant arrondie, au lieu de transpercer les organes, elle les refoule, les déplace et ne pénètre que dans les tissus lâches. Ainsi, les grands appareils vitaux n'étant que peu lésés, la vie peut s'entretenir encore pendant quelque temps, malgré les souffrances épouvantables que cause la compression des nerfs."
Les victimes pouvaient survivre jusqu'à trois jours...

Dracula avait commencé son éducation en pays valaque, terre de la forêt et des chevaux : la force des Valaques était la cavalerie légère, leurs archers vivaient à cheval, leurs chevaux, bien que petits et rammassés, étaient réputés dans le monde entier pour leur endurance, leur aptitude à vivre des semaines au rythme du cavalier en guerre, presque sans s'alimenter si besoin était. Chez les Turcs, il découvrit l'art d'être obéi parfaitement, qui n'existait pas dans son pays natal, où tous les fils légitimes ou illégitimes d'une lignée royale étaient des prétendants légitimes au trône, et où monter sur le trône était le plus sûr moyen d'abréger ses jours : les voïevodes régnaient en moyenne un à trois ans avant de se faire assassiner par un boyard rival, c'est à dire un noble roumain. Les fils aînés de lignée royale avaient une marque au fer rouge tatouée sur le corps, souvent l'emblème de leur maison. Vlad le père appartenait à l'Ordre du Dragon, société secrète que vous découvrirez davantage si vous lisez le roman d'Elisabeth Kostova... Bref. A la cour du sultan, tout le monde s'agenouillait ou mourait sur le champ. Dracula y prit le goût du pouvoir absolu. Mais l'appliquer dans son pays rétif et turbulent était une autre affaire... Pendant qu'il était en Turquie, son père et son frère furent d'ailleurs assassinés par leurs pairs, et Mircéa, le frère aîné, eut droit à un traitement spécial : il fut enterré vif. Vlad Tepes avait donc, avant même d'être rentré chez lui, des comptes à régler. Il commença par prendre le pouvoir en Valachie à 19 ans, par un coup d'Etat, pendant que Vladislav, le voïevode en place, était occupé à guerroyer contre les Turcs sur les bords du Danube avec Jean Hunyadi. Qui va à la chasse perd sa place... mais en rentrant Vladislav dégagea le voleur de trône en deux temps trois mouvements, et celui-ci ne dut son salut qu'à une fuite rapide en Transylvanie, après un règne qui n'avait pas duré deux mois ! Plus tard il remonta sur le trône valaque avec l'aide du souverain hongrois. Ce fut, entre 1456 et 1462 son deuxième et plus long règne, et aussi le plus sanglant. Il s'y illustra à la fois par une bravoure guerrière qui force le respect, repoussant 30 000 Ottomans avec 5000 soldats jusqu'au-delà du Danube, provoquant l' ire de Mehmed II au point de focaliser toute son attention, déclenchant une vraie guerre dont l'objectif était "détruire le Valaque"... mais parallèlement à ce courage de guérilléro assorti de ruse et de génie tactique, il commença à forger sa "légende noire" en empalant ses "ennemis" à tour de bras, noyant son règne dans le sang, dans l'espoir de faire taire les boyards et de décourager tous les rivaux à venir. La raison d'Etat lui servit d'excuse, comme c'est toujours le cas, pour assouvir ses pulsions les plus dévastatrices et les plus sadiques. L'homme qu'aime si ardemment Mina Murray dans le film de Coppola, dans la vraie vie, n'hésitait pas à faire éventrer une concubine qui se prétendait enceinte de lui, pour vérifier si c'était vrai. Avec un sens de l'humour aussi noir qu'égalitaire, il empalait les puissants plus hauts que les manants, les hommes d'Eglise sur des pals faits de bois précieux... mais aussi les enfants au sein de leurs mères. Une forêt de pals sous laquelle, dit-on, il prenait ses repas, sur une table arrachée à un maître-autel. Comment justifiait-il d'empaler les nouveaux-nés sur le sein maternel ? Très simplement : ils étaient des "ennemis en devenir". C'est exactement l'argument que reprendra Richard III dans la pièce de Shakespeare, quand il réclame la tête de deux enfants, fils de son frère mort, enfermés dans la Tour de Londres. Ces enfants sonts "deux profonds ennemis, deux adversaires de mon repos, qui troublent mon doux sommeil". Ces enfants vont grandir et un jour ils l'enverront pourrir en prison, ou l'égorgeront pour lui voler le trône.

Mais tout cela bien sûr n'est que la justification du sadisme, de l'appétit de pouvoir, de l'ivresse de sa propre impunité. Les bourreaux ne s'y tromperont pas qui décriront ainsi le crime :

"Ainsi, ainsi, les innocents s'enlaçaient l'un l'autre dans leurs bras d'albâtre ; leurs lèvres étaient quatre roses rouges sur la même tige, se baisant toutes dans l'épanouissement de leur beauté. Un livre de prières était posé sur leur oreiller : à cette vue, dit Forrest, j'ai presque changé d'idée. [...] Nous avons étouffé le chef-d'œuvre le plus charmant que, depuis la création, ait jamais formé la nature."
N'est-ce pas là l'aveu du blasphème ? Assassiner la beauté de la création au nez du créateur ?

On retrouve chez Dracula la même impunité, le même goût du blasphème : il fait égorger plus de cinquante boyards au cours d'un banquet du dimanche de Pâques. (500 selon la légende, 50 selon les historiens...) Il fait lire l'office des morts devant un condamné, juste devant la tombe qu'il a fait creuser à son intention avant de le faire décapiter. Ce n'est pas par respect pour la religion Orthodoxe, on s'en doute. Non, il rit à la face de ce Dieu qui le laisse massacrer la terre entière, les bébés vagissants sur leurs mères, les innocents au milieu des "coupables", et cela, longtemps, avec la bénédiction des puissants, et même du pape Pie II qui voit en lui un courageux défenseur de la Chrétienté... Son rire est un rire sardonique, qui signifie convulsif, proche de la grimace. D'où le vampire, bien sûr. Un homme qui de son vivant n'avait pas peur de Dieu, qui appelait sur lui sa foudre, qui riait à la figure du Christ en se baignant dans le sang de ses victimes, ces agneaux sacrifiés à son bon vouloir, à sa toute puissance. D'un tel homme, on ne peut croire qu'il est mort et bien mort, que la pourriture l'a gagné comme elle dissout les gens du commun. Un tel homme hante encore les esprits des générations et des générations après son temps. Jusqu'à devenir un mythe. Il y eut après la mort d'Hitler des rumeurs incrédules, peut-être n'était-il pas mort dans l'effondrement de son bunker. Peut-être Staline se relevait-il la nuit de son tombeau pour finir le travail. Il y a toujours du travail à finir. Nul boucher de l'histoire n'est assez perfectionniste pour survivre à son règne, il reste toujours un survivant, un témoin, un assassin pour anéantir le grand assassin, un tribunal pour rattraper l'impuni. Mais plus ils sont puissants, plus ils sont cruels, plus longtemps ils tuent impunément.

Il est temps de parler de Gilles de Rais. Car au printemps des monstres, à l'heure de leur éclosion, que nul ne peut prédire avec exactitude, il est toujours une donnée essentielle à leur venue au monde : la permission du massacre, accordée par une haute autorité dotée d'une idéologie, qu'elle soit religieuse ou laïque. La cause se prétend toujours juste et sainte. Elle pousse les hommes en avant, allez, courage, mes assassins, allez gagner votre paradis sur terre ou mieux, par-delà la terre, allez tuer des innocents, mais non, ce ne sont pas des innocents que vous massacrez, ce sont des ennemis, des symboles, des non-êtres, des animaux, des impies, des unités.

Je vous bénis, vous qui allez donner la mort, au nom de la République ou du Roi, de l'Empereur ou du sultan, du pape ou du prophète, au nom de Dieu, même, voyez, rien n'est trop beau pour vous. Gilles de Rais n'est pas devenu en un jour ce monstre qui riait en égorgeant des petits garçons dans les souterrains de ses châteaux de Tiffauges ou de Mâchecoul. Pas plus que Dracula n'est né à lui-même en faisant un pacte avec le Diable sous une forêt de pals. Cela s'est produit en amont, quand ils tuaient avec la bénédiction des puissants et de la Religion. Quand ils faisaient la guerre sainte, cette hypocrisie qui voile l'avidité des Etats à manger les autres, qui civilise le monde en piétinant les cadavres des civilisés, et qui envoie aujourd'hui de pauvres hères se faire exploser au milieu d'une foule choisie symboliquement. Une jeune femme écrivain a eu l'audace de se mettre dans la peau de Gilles de Rais, maréchal de France, compagnon de Jeanne d'Arc dans la guerre de cent ans, violeur et tortionnaire d'enfants. Son nom est Isabelle Sorente, son livre a pour nom Le cœur de l'ogre.
En voici quelques extraits, où Gilles, par la voix superbe d' Isabelle Sorente, nous conte sa guerre de cent ans, là où tout a commencé, là où le chant des anges s'est mêlé à des accents proprement infernaux :

" Au grand galop jusqu'au champ de bataille, sabrant le paysage, mon ombre se transforme. Poussant des cris, des hurlements bientôt, je ne suis plus un homme. Je me jette en avant, me déchaîne, pire qu'un loup. Une bête. Quand mon épée plonge dans un corps plein de vie, la bête le ressent, ses nerfs enlacent la lame. Le sang coule, la bête s'exaspère. Alors hurlant, aboyant, saccageant, elle est toute une meute.
Je l'ai su dès le premier combat, il ne s'agissait pas seulement de ce savoir ancien que les guerriers partagent avec leurs prédateurs, en imitant parfois l'apparence pour forcer les secrets terrifiants de la rage. Il ne s'agissait pas seulement de bravoure. Mon courage avait beau soulever mes hommes, nous faire prendre des places inexpugnables, les soldats avaient beau m'acclamer et me suivre. je l'ai su dès le premier assaut.
Au milieu du sang et des cris, je bandais.

[...] Qui reconnaît le sang au milieu du sang, qui entendrait les cris dessous les cris ? J'éventre, je jouis, et puis j'éventre encore.
Je suis un criminel.
Dès le premier assaut, j'ai su.

Plus tard, à mon procès, j'ai confessé ces crimes-là comme les autres, ceux de ma gloire comme ceux de ma perte. Mes juges ne voulaient pas les entendre. Ils ne voulurent pas les juger, ces premiers crimes de jouissance dissimulés par la guerre. Ces crimes qui ont remporté la victoire.
La campagne prend fin, acclamez le héros... Mes faits d'armes me valent les honneurs du roi, de la Cour. Jeanne d'Arc me veut à ses côtés, pour ma passion du sang que tous appellent courage. Nous irons libérer la ville d'Orléans.

L'héroïne est bientôt brûlée.
Moi le criminel, je deviens maréchal.

Comment savoir ce que Dieu aime ?

[...] Je suis un criminel, le maréchal de France. La guerre s'achève et me laisse en cette place, la conscience éventrée. J'ai ouvert les corps. Je me suis enivré d'entrailles. J'ai vu les viscères et l'intérieur de l'homme.
L'intérieur, l'intérieur inconnu.
[...]
Maintenant, la guerre prend fin.

Jouir.

Mais de quoi ?"


Gilles de Rais, comme Vlad Tepes, a besoin de sang, toujours plus de sang, des tortures toujours plus élaborées, des forteresses, des nids d'aigle pour se protéger car la terre est pleine d'ennemis qu'on a semés derrière soi, mais aussi pour cacher ses secrets inavouables, le catalogue des horreurs perpétrables, de Tiffauges à Poienari, et jusqu'au monastère de Snagov, que l'on hérisse de remparts, où l'on creuse des salles de tortures... Mais Don Juan, qui voyait surgir la statue du Commandeur à son heure dernière, avait bien de la chance. Pour Vlad, pas de Commandeur surgi de la nuit ou de l'aveuglante clarté, nul Châtiment l'atteignant de plein fouet comme la foudre... comme Gilles, sa "légende noire" le rendra infréquentable — tous les secrets transpirent — plus personne ne voudra ou ne pourra plus s'allier avec lui, il devra se méfier de tous et de toutes, se garder à chaque instant, ne plus s'assoupir... Vlad finira décapité, probablement par des gens de son propre camp achetés par les Turcs. Sa tête sera portée en triomphe à Istanbul, exhibée publiquement, comme un royal trophée de chasse. La Comtesse Bathory, protégée d'un procès public par sa royale ascendance, sera emmurée vivante... Et Gilles aura finalement plus de chance, si l'on peut dire, car il sera rattrapé par l'Inquisition, jugé et pendu au dessus d'un bûcher. L'Inquisition : peut-être ce qu'on pouvait trouver de plus proche d'un "jugement divin", au XVème siècle... ils avaient brûlé une sainte avec Jeannne d'Arc, ils se rattraperaient avec un coupable avéré. Mais ce jugement de Dieu prétendu était toujours mieux que le silence métaphysique infini de l'impunité. Gilles de Rais avoua tout avec un certain soulagement, se repentit sincèrement. La ville de Nantes toute entière, gagnée par la pitié, pria pour lui. Lui qui avait volé, violé, torturé leurs enfants, aidé de ses sinistres pourvoyeurs, car il n'est pas de tyran sans ses âmes damnées, ces mercenaires qui raptent les innocents par tout le royaume. Les tueurs en série veulent qu'on les arrête. Ils laissent des signaux. Gilles de Rais voulait qu'on l'arrête. La bête en lui avait presque tout dévoré de l'humain. Le peu qui restait n'était qu'une épouvante. Le face à face avec le monstre en soi-même, quand il n'est plus d'autre interlocuteur, quand même Dieu se refuse, après qu'on a fait de tous les autres hommes des objets dont on démonte les mécanismes comme des ventres d'horloges, n'est-ce pas là l'enfer, l'enfer bien terrestre, bâti soi-même, meurtre après meurtre ?
Dracula une fois mort est devenu un mythe. Le mythe d'une âme errante, condamnée à se nourrir de sang, encore et encore. A ne jamais voir le jour sous peine d'y être consumé. A se cacher toute l'éternité, à être traqué comme de son vivant, quand il menait seul contre tous sa dernière guérilla dans les sombres forêts des Carpates.

Mais ceux qui lâchent la bête en l'hommme, ceux qui donnent le signal de la tuerie, ceux qui bénissent les génocides, ceux qui ferment les yeux et se lavent les mains, tant qu'on fait du chiffre d'affaires, les voyez-vous hantés par leur conscience ? Les voyez-vous sur le banc des accusés de l'Histoire? Ont-ils le sommeil troublé ? Il ne semble pas. Ils inventent même des dogmes d'infaillibilité papale rétroactifs, ils font des martyrs de pauvres diables dont ils ont souillé les mains et la conscience à jamais. Tout va bien pour eux. Aussi, quelque soit l'aversion instinctive qu'inspirent les Vlad Tepes et les Gilles de Rais de l'histoire, peut-être pouvons-nous les rejoindre et les prendre en pitié, là, dans leur ultime solitude, ce moment d'épouvante devant ce qu'ils sont devenus, prisonniers de leurs bas-fonds, ce lieu vide où leur hurlement se répercute sans fin, rencontrant des murs épais qui masquent le Néant.

La prochaine fois, nous passerons à des choses plus légères, le livre d'Elisabeth Kostova vous épargnera cette plongée à l'intérieur du monstre... Mais pour ce soir, laissons le mot de la fin à Isabelle Sorente :

"Mieux vaut rencontrer celui qui admet voir en lui quelques tigres et laisse dans son sang s'ouvrir des roses monstres, les assouvit dans les étendues illimitées de l'esprit discontinu ; puis quitte cette sanglante influence et poursuit une mue d'arc-en-ciel déraisonnable.
Mieux vaut ne pas croiser la route de celui qui dit "le rouge m'est étranger", et dont les mains à son insu, déjà, se changent en armes. "Le rouge m'est étranger", maintient-il, et alors incapable de nourrir le besoin de couleurs, il ne peut se glisser jusqu'à la mue suivante ; bientôt il se confond entier à l'image qu'il refuse.
Il n'est plus qu'une lame qui plonge dans la plaie ; une plaie dans une âme."


Bonne nuit, chers lecteurs, et à bientôt pour une page plus légère... même si regarder en face, l'espace d'un instant, le monstre tapi à l'intérieur de nous, m'a toujours paru une mesure salutaire... et préventive. Car ce n'est pas une faiblesse de deviner ce monstre en nos tréfonds psychiques les plus inconnus, au milieu d'autres démons et merveilles, mais une force qui nous permet de rester au aguêts. Pour ne pas qu'il nous dévore insidieusement et à son rythme, morceau par morceau, jaillissant à la lueur de circonstances favorables, pour ne laisser de nous qu'un reste d'humain terrorisé par son propre reflet.




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25 juin 2006

Sur la piste de Dracula : Passez le pont, et Nosferatu viendra à votre rencontre

Bonjour à tous et à toutes !

Je m'apprête à vous parler prochainement de Vlad Tepes le personnage réel, et des vrais vampires, ceux de l'Histoire, ceux de chair et d'os, qui n'ont nul besoin d'un cercueil pour se régénérer, ni d'une malédiction divine pour sucer le sang des hommes. Mais avant cela, je vous invite à passer le pont qui conduit chez Holly Golightly, qui a choisi de nous parler avec grande subtilité et talent de Murnau et de son Nosferatu. Et, à travers lui, des sources du vampirisme, du vampire au cinéma... Son érudition est à votre disposition ici, et croyez-moi, la visite vaut le détour. Elle a eu la grande gentillesse d'apporter sa brillante contribution à ma petite enquête. Merci Holly.

Bon dimanche à tous, et à bientôt pour le prochain épisode...

Gaëlle

21 juin 2006

Sur les traces de Dracula, Episode 2: Wilhelmina Murray, une lumière baptisée par les ténèbres

Bonsoir à tous et à toutes, ami(e)s dont le sang chaud est un appel.

Ce soir j'ai bravé le danger, le soleil se couche mais Mina Murray méritait cette audace. La beauté de cette héroïne ne sera pas épuisée dans ce billet, je ne vous livrerai, comme d'habitude, qu'une rêverie à son sujet. Et ce soir encore, nous chercherons Dracula dans le mythe, à travers cette femme, en commençant à peine à effleurer le personnage historique. Mais pour rencontrer Vlad Tepes, le vrai, le diable d'homme, le monstre sanguinaire, il faudra patienter encore un peu. Nous allons parler d'une femme qui méritait son respect, sinon son amour. Dans le premier épisode de notre enquête, je me suis attardée sur Lucy, héroïne tragique, victime immolée sur l'autel des convenances victoriennes. Avec Wilhelmina Murray, nous abordons une pionnière, une femme qui tel le roseau de la fable, ploya sans jamais rompre, et uniquement parce que son destin l'exigeait. Bram Stoker l'a enfantée, peut-être en mémoire de sa mère — qui avait semé en lui le goût des contes horrifiques et de la liberté féminine toujours à conquérir — et, un siècle plus tard, Francis Ford Coppola a donné une autre dimension à cette héroïne, la magnifiant à son tour, l'entraînant plus loin sans doute que Stoker ne l'eût osé, plus loin que l'époque victorienne ne l'eût permis.


Commençons, comme il se doit, par le roman de Bram Stoker. Nous faisons la connaissance de Mina alors qu'elle écrit à Lucy avant de la rejoindre à Whitby, où elle se propose d'écrire un journal, où elle écrira "tout ce qui lui passera par la tête."

" Je ne pense pas qu'il intéressera beaucoup les autres ; ce n'est du reste pas à leur intention que je le tiendrai."

Elle se trompe. Son journal intéressera bientôt des hommes brillants, car elle va être le témoin actif de l'histoire en même temps qu'une de ses victimes. Elle se trompe et ne se trompe pas : au XIXème siècle, le journal intime était un des rares lieux d'expression libre d'une femme. La soupape qui pouvait éviter l'explosion. L'endroit où dire ses manques, ses attentes, ses frustrations, ses rages, ses doutes les plus fondamentaux. Si ce siècle fut une conquête de l'intimité, le journal en fut le bastion privilégié. Mais enfin, dans le ton de sa tirade, on sent que Mina Murray porte en elle une détermination à exister par elle-même, indépendamment du regard des autres. On ne sait rien de sa famille. A-t-elle des parents ? Aucune mère vampirisante à l'horizon, en tout cas. Aucun père autoritaire. Elle n'est pas riche ni aristocrate comme son amie Lucie, et elle est pour l'instant institutrice, ce qui lui valait sûrement d'être traitée avec condescendance et parfois humiliée par des dames de plus haute naissance. Mais elle va se marier avec Jonathan Harker, et échapper ainsi à la servitude de l'état de célibataire sans fortune dont souffrirent les sœurs Brontë.

"Je voudrais faire ce que font les femmes journalistes : prendre des interviews, décrire ce que j'ai vu, essayer de me rappeler les conversations entendues, et les rapporter fidèlement", écrit-elle à Lucy.

Dès le début, c'est une femme de l'avenir, tournée vers la modernité, avide de ce que les progrès de la science peuvent lui apporter. Elle a appris la sténographie, un talent rare à cettte époque. Elle sait dactylographier. Ces qualités de "technicienne" seront fort prisées par les chasseurs de vampire.


Dans sa lettre, elle dit aussi qu'elle entend bien devenir la collaboratrice de son mari, que c'est dans ce but qu'elle a appris la sténo et la dactylo. Or, c'est une époque où les rênes de la société sont tenus par des hommes qui ont la ferme volonté de reléguer la femme dans la sphère étroite de son foyer, par tous les moyens possibles. Une femme ne doit pas travailler, elle est censée symboliser la pureté de l'espace privé où son mari vient se ressourcer en famille après une journée passée dans la jungle "impure" de la ville et des affaires. Chacun son domaine. A la femme, les enfants, la tenue de la maison. A l'homme, les conquêtes et les plaisirs, mais aussi les soucis de Londres, cette nouvelle Babylone. La femme doit être un ange de douceur dont le corps existe le plus discrètement possible, et dont la candeur d'enfant attardée régénère l'homme, le rassure, le materne, comme Wendy réconfortait Peter Pan et tenait en bonne ménagère la cabane du "Pays de Nulle Part".

De toute évidence, Mina Murray ne l'entend pas ainsi, et durant une bonne partie du roman, elle va feindre de se plier de son plein gré aux volontés paternalistes des hommes aimants qui l'entourent, à commencer par celles de son mari.
Après avoir fait une courte apparition à Whitby, où elle tente de veiller sur Lucy jour et nuit, étant la seule à s'inquiéter de ses crises de somnambulisme (elle sera d'ailleurs témoin d'une scène très choquante que son esprit rationnel refoulera aussitôt : Lucy approchée par une créature ténébreuse sur une tombe du cimetière), elle quitte l'Angleterre pour épouser à Budapest un époux aux nerfs mystérieusement ébranlés, et qui n'est plus que l'ombre de lui-même.
C'est la première rupture dans ce couple amoureux. Fiancés, ils se parlaient librement, ils s'aimaient de cœur à cœur. Venant à son secours, elle retrouve en terre étrangère un homme qui lui dit ceci, juste avant leurs noces précipitées :

"...Wilhelmina, ma chérie, tu sais ce que je pense de la confiance nécessaire entre une femme et son mari. Ils ne doivent rien se cacher, n'avoir aucun secret l'un envers l'autre. Je t'avoue donc que j'ai reçu un grand choc et que, maintenant, lorsque j'essaye de comprendre ce qui m'est arrivé, une sorte de vertige me gagne, de sorte que je ne sais plus si cela s'est réellement passé ou si ce n'était qu'un rêve. On t'a dit que j'avais eu une fièvre cérébrale, ce qui équivaut à de la folie. Le secret de ce qui m'est arrivé est enfermé dans ces pages, mais je ne veux pas le connaître. Je veux que ma vie, avec notre mariage, reparte de zéro. [...] Veux-tu, Wilhelmina, partager mon ignorance ? Voici mon calepin. Prends-le, garde-le et, si tu en as envie, lis tout ce que j'y ai écrit, mais ne m'en parle jamais, je ne veux pas me souvenir de cette période... à moins que quelque grave devoir ne m'oblige à y revenir, endormi ou éveillé, fou ou sain d'esprit."

Et il retombe, "épuisé". Singulier marché, qui tient plus des dernières volontés d'un mourant que d'une demande en mariage ! Mina en comprend la gravité, et scelle le calepin sans le lire (même si elle doit en brûler d'envie), se servant de son alliance comme sceau. Dans le mariage, l'homme jurait de protéger l'épouse, et voilà que c'est elle qui a promis de protéger son mari de ses propres souvenirs. Elle, la femme des lumières, avide de connaissance, la voilà instituée gardienne de l'amnésie de celui qu'elle aime. Les rôles sont déjà inversés. Cependant, il faut noter que Jonathan est un mari progressiste qui aime et fait confiance à sa femme : la plupart des hommes de ce temps n'auraient pas pris le risque de livrer leur journal à leur épouse, encore moins de laisser flotter la permission de le lire, même sous conditions expresses... Cela m'évoque quand même Barbe Bleue et la clé d'or confiée à la jeune épouse au milieu de toutes les clés inoffensives. Ici, l'interdiction formelle est remplacée par une permission apparente, mais en réalité lourde de culpabilité, puisqu'elle est laissée à l'interprétation de Mina. Si elle lit, elle en portera l'entière responsabilité, comme la jeune femme imprudente de Barbe Bleue.

Tandis que Lucy meurt lentement mais sûrement des attaques du vampire, Mina lui écrit d'Exeter une lettre de parfaite épouse victorienne accaparée par la tenue de sa maison, et s'enquiert des préparatifs du mariage de son amie, comme il sied à une jeune mariée de vibrer pour les mondanités.

Un événement va l'arracher à cette vie possible, et la ramener sur un chemin qui lui correspond davantage : tandis qu'ils ont hérité d'un vieil homme et que leur train de vie s'est suffisamment amélioré pour que Mina ait "la main un peu rouillée pour la sténographie", Jonathan et elle se rendent à Londres pour les funérailles de leur bienfaiteur, et font ensuite une sinistre promenade à Hyde park Corner, continuant ensuite vers Picadilly. A cet instant, tandis qu'ils marchent sans joie, le regard de Mina est attiré par une très belle jeune femme. Au même instant, quelqu'un d'autre regarde cette beauté, un prédateur qui vient de repérer sa prochaine victime. Et Jonathan Harker, lui, reconnaît Dracula dans ce prédateur, même s'il a "rajeuni". Ce choc fait s'écrouler le château de cartes de son amnésie, si précautionneusement bâti. Mais notons que la première fois que Mina voit consciemment Dracula, ce n'est qu'après que leurs deux regards ont été aimantés par la beauté féminine. Bien sûr, le regard de Mina n'est pas celui d'une chasseuse, mais on sent qu'elle observe le monde avec un œil libre de ces appréhensions, de ces œillères qu'une bonne éducation infligeait aux jeunes filles. Dans ces regards croisés sur l'autre jeune femme, Mina et Dracula sont déjà égaux, seules leurs intentions diffèrent. Mais c'est une différence de taille...

A la suite de cet événement, devant l'ébranlement nerveux de Jonathan dont le traumatisme est à nouveau béant, comme se rouvrent sans cesse les blessures sanglantes sur le cou de Lucy, Mina prend la direction des opérations. Elle ouvre le journal, le lit en cachette et dactylographie son propre journal, ce qui le destine à devenir public et fait d'elle, par le fait, une journaliste. Contactée par Van Helsing qui enquête sur "la dame-en-sang", elle lui donne rendez-vous en l'absence de son époux. On est loin, tout à coup, de la sage petite femme victorienne ! A partir de là, bien que tiraillée par son désir de protéger son mari, elle sait qu'il lui faudra sonder le fond des ténèbres, parce qu'ils n'ont plus le choix, et que refuser plus longtemps de le faire ne fait que les affaiblir. Van Helsing le sait aussi. De leur rencontre va naître la traque de Dracula. Après leur première entrevue, Mina note dans son journal :

"D'autre part ne serait-ce pas pour lui (Jonathan) une consolation, une aide en quelque sorte — même si les conséquences devaient en être difficiles — d'avoir enfin la certitude que ni ses yeux, ni ses oreilles, ni son imagination ne l'ont trompé, que tout s'est réellement passé comme il le croit ? [...] ...et plaise à Dieu que toutes ces angoisses nous mènent finalement — mais après combien de temps encore ? – à la tranquillité d'esprit."

Mina devine que la tranquillité d'esprit se conquiert au terme d'une bataille dont le prix est de regarder en face ce qui fait horreur. Fuir ses hantises a conduit Jonathan aux frontières de la folie, dans cette incertitude mortifère des frontières entre le réel et le "rêvé". Pour sauver son mari, elle doit vaincre le monstre, en rapporter la dépouille et lui prouver ainsi qu'il existe.

Van Helsing, le savant étranger, l'homme âgé, est ébloui par celle qu'il appellera désormais "Madame Mina", et non pas "Mrs Harker", ce qui étonnera les hommes à qui il va la présenter, eux qui ont l'habitude qu'une épouse existe à travers le nom de son mari. Mais Mina a conquis une existence propre en offrant avec son journal dactylographié un document de premier ordre au professeur, "lumineux comme le soleil", et deux intelligences se sont reconnues :

"Il y a beaucoup d'obscurité dans la vie, mais il y a aussi des lumières, lui dit-il ; vous êtes une de ces lumières."

A quoi elle rétorque qu'il ne la connaît pas". Phrase singulière qu'elle prononcera à plusieurs reprises, face à tous ces hommes qui lui reconnaissent un "cerveau d'homme" mais veulent voir en elle un ange victorien incarné... peut-être pour se rassurer ? Ne serait-elle pas trop inquiétante, cette femme-là, si on ne désamorçait pas son intelligence virile avec l'aide de la douceur séraphique ?

"Vous ne me connaissez pas", répète-t-elle obstinément. Et dans son journal, elle note :

"Je suppose que, nous les femmes, avons encore dans la bouche le goût de la pomme originelle."

Bien sûr, elle reprend là l'argument clé de siècles d'oppression des femmes. Le premier article du catéchisme : la femme fut pervertie dès sa création biblique, et porte en elle le sceau du péché originel. Mais Mina Murray, prononçant ces mots, a peut-être l'intelligence de penser que toute faiblesse supposée devient une force, quand on sait bien l'utiliser. Ainsi, ce "goût de la pomme" qu'elle identifie sur son palais lui donne une lucidité et une force dont les chasseurs de vampires sont dépourvus, eux qui se voient comme des citadelles inviolées au service d'une juste cause. Ainsi, elle est dans le gris quand ils ne voient que du noir ou du blanc, un brin nyctalope dans ces obscurités où ils sont aveugles. Elle a pitié du comte, cette créature traquée qui n'est "ni bête ni homme" et dont on brûle tous les refuges l'un après l'autre. Sachant qu'elle est "constitutionnellement imparfaite", selon les conclusions médicales de l'époque, elle est plus accessible que les hommes qui l'entourent à la complexité de l'humain. Y compris à celle de l'humain dénaturé.

Alors qu'elle est devenue le moteur de la traque, centralisant les données sur Dracula et permettant chaque jour aux autres de mieux cerner l'ennemi, le groupe des hommes va écarter soudain cette femme qui en sait trop, qui a lu les horreurs perpétrées par le Mal et par le Bien. Comme s'il fallait se ressaisir, et la protéger à rebours. Comme s'il n'était pas trop tard. Dorénavant, Mina redeviendra Mrs Harker, et sera confinée dans une chambre chez le Dr Seward, tandis que son mari court après Dracula, rentrant exténué et muet. Le pacte conjugal de franchise est à nouveau violé, et Mina ressent douloureusement cette exclusion injuste, sans se révolter ouvertement, ce que la société ne lui autorise pas.

Mais cette mise à l'écart ouvre la voie à Dracula. La jeune femme est attaquée, en état de léthargie hypnotique, jour après jour, sans que personne ne s'en aperçoive, pas même son mari. Il faut dire que tandis que Lucy était la "chère petite fille" qu'il faut garder jour et nuit, Mina est forte, et tous ont pris l'habitude de s'appuyer sur elle. Comment verraient-ils sur son visage pâli les traces d'une vulnérabilité grandissante ? Tandis que Jonathan s'affermit jour après jour dans sa quête, recouvrant sa virilité et sa raison, Mina est vidée de sa substance vitale. Souffrant de ce qu'elle prend pour d'horribles cauchemars, elle prend des soporifiques qui aggravent sa transe hypnotique et laissent le champ libre au vampire.
Jusqu'à cette scène où le groupe des chasseurs, Van Helsing à sa tête, pénètre en pleine nuit dans la chambre des Harker et assiste à un spectacle étonnant : Dracula forçant Mina à boire son sang, tandis que dans le même lit, Jonathan dort, plongé dans un état de stupeur.
Après ce flagrant délit, aucun doute ne subsiste : l'ange victorien n'est plus. Mina, certes innocentée par la passivité de la transe vampirique (les convenances sont sauves, dans le roman), a été "baptisée du sang du vampire", elle est impure, maudite, et bientôt elle accèdera au statut de "compagne de Dracula". C'est une femme en pleine métamorphose, sur laquelle il s'agit de veiller avec une méfiance chargée de compassion. Van Helsing lui applique une hostie sur le front et aussitôt, signe qu'elle est touchée par le Mal, l'hostie la brûle et lui laisse une "balafre écarlate", qu'elle gardera désormais.
Comment ne pas penser ici à la Lettre écarlate, selon le titre d'un fameux roman de Nathaniel Hawthorne, ce symbole dont on marquait les femmes adultères ? Ici l'adultère a bien eu lieu, au moins symboliquement, et dans le lit-même du mari, rendu "aveugle" par l'amant vampire... Mina, même si on lui parle avec respect, est maintenant une "femme marquée", une créature en voie de démonisation. Plus tard, la jeune femme raconte à Van Helsing la scène atroce qui a précédé celle à laquelle ils ont assistée, où Dracula, après l'avoir mordue, ( menaçant de tuer son mari endormi), lui a dévoilé ses plans la concernant :

"... Et vous, leur alliée très chère, très précieuse, vous êtes maintenant avec moi, chair de ma chair, sang de mon sang, celle qui va combler tous mes désirs et qui, ensuite, sera à jamais ma compagne et ma bienfaitrice. Le temps viendra où il vous sera fait réparation ; car aucun parmi ces hommes ne pourra vous refuser ce que vous exigerez d'eux ! Mais, pour le moment, vous méritez la punition de votre complicité. Vous les avez aidés dans le dessein de me nuire. Eh bien ! Vous devrez désormais répondre à mon appel."

Dracula a donc conscience que les chasseurs de vampires, y compris Van Helsing et Jonathan, ont sousestimé et rabaissé Mina après avoir amplement profité de ses lumières. Il veut à la fois lui rendre justice, et la punir pour sa trahison. Elle est traître à tous les camps. Elle est la trahison personnifiée, l'Eve primitive, mais aussi, comme je l'ai dit, celle qui ne peut pas être d'un camp, car son intelligence et sa propre complexité lui rendent impraticables les routes pavées de certitudes de la guerre sainte. Van Helsing se le formulera autrement, mais avec les mêmes effets : Mina n'est pas fiable, et dorénavant Dracula et lui, tour à tour, vont utiliser la jeune femme comme une sorte d'agent double passif, au moyen de la transe hypnotique.

Entre ces séances éprouvantes où elle est un jouet entre les mains de l'un ou de l'autre, Mina dort. Van Helsing remarque qu'elle dort tout le temps. Cela va de pair avec sa métamorphose, une métamorphose qui reste bien mystérieuse, puisqu'elle n'est pas encore visible au dehors, à l'exception de la marque écarlate. Ce sommeil très lourd et dense m'évoque le conte de la Belle au Bois Dormant, où une jeune fille se pique le doigt (et saigne), victime d'une malédiction, et tombe dans un sommeil profond, qui lui évite la mort... Là, c'est le sang du vampire, et sa morsure, qui plongent Mina dans le sommeil léthargique. Mais il y a là-dedans comme un rite de passage, qui va devenir plus net lorsque Dracula, obligé de fuir jusque dans ses terres transylvaniennes, et préoccupé de sa seule survie, relâchera son étreinte psychique sur la jeune femme. Une Mina différente est en train de naître, entre deux sommeils de cent ans. Et voici ce que dit Bruno Bettelheim, dans sa Psychanalyse des contes de fées (Merci, Holly, de l'avoir rappelé à mes pensées !) du sens profond du conte de la Belle au bois dormant:

"... après avoir assemblé ses forces dans la solitude, l'adolescent doit devenir lui-même. En fait, cette évolution est pleine de dangers : l'adolescent doit tourner le dos à la sécurité de l'enfance (il est perdu dans une forêt hérissée de dangers) ; il doit apprendre à affronter les angoisses et les tendances violentes d'autrui (il rencontre des bêtes sauvages et des dragons) ; il doit apprendre à se connaître (il croise des personnages et des expériences étranges. Grâce à ce processus, l'adolescent perd son ancienne innocence."

Tandis que Jonathan pourchasse le monstre sur les routes transylvaniennes, Mina, escortée par Van Helsing jusqu'au château du vampire, affronte ses propres ténèbres intérieures en même temps que les menaces de ce lieu hanté. Elle le fera non sans peur mais malgré sa peur. Elle expérimente le danger et l'horreur jusque dans son corps, à travers cette "maladie" du vampire qui la livre à ses pires cauchemars, au cours de ces moments de léthargie qui la métamorphosent. Et elle en sortira victorieuse, et née à elle-même. L'histoire nous dit qu'elle aura un enfant. Accoucher, pour une femme, c'est à la fois donner la vie et frôler très près la mort, surtout à une époque où l'on mourait si communément en couches... En accouchant, elle traverse donc aussi la forêt, allant vers la lumière qui l'attend au bout du tunnel d'où l'enfant sera tiré et séparé d'elle. De qui est cet enfant ? Ce n'est certainement pas la bonne question. Cet enfant est le fruit de ce voyage vers elle-même qui l'a conduite à travers la nuit. C'est un enfant particulier, dont le destin est incertain, ce qui fait toute sa beauté. Et l'on espère que Jonathan, après être passé par toutes ces épreuves de sa propre virilité, ne commettra plus l'erreur de sousestimer sa femme...

Pour finir en beauté, je persiste à dire que Coppola a porté plus loin encore cette héroïne superbe, en en faisant la réincarnation de la première femme de Vlad Tepes, le Dracula historique. Laquelle se suicida au XVème siècle, non pas, comme dans le film, parce qu'elle pensait que son homme était mort, mais parce qu'elle avait été avertie nuitamment d'une attaque des Turcs contre la citadelle de Poienari, un nid d'aigle perché dans les montagnes de la Valachie. Vlad y était avec elle, cette nuit-là, mais lui choisit de fuir par un souterrain, jusque dans les Carpates. Si elle l'avait aimé tant que ça, elle l'aurait suivi, vous ne croyez pas ? Néanmoins, son suicide la damnait aux yeux de l'Eglise Orthodoxe, et Coppola en fait le point de départ de l'autodamnation de Dracula. Il renie la religion qui l'a trahi en promettant l'Enfer à sa promise, et choisit une vie d'errance. Ce qui fait écho à un autre "vampire" de l'histoire, Gilles de Rais, inspiration probable de Coppola, compagnon de Jeanne d'Arc, autre "lumière spirituelle" (tandis que Mina est aussi une lumière au sens intellectuel) traversant les ténèbres sanglantes de la guerre sainte... Gilles de Rais, fasciné et amoureux de Jeanne, ne pourra supporter sa trahison par l'Eglise et sa mort sur le bûcher de l'Inquisition. Perdu de rage et de désespoir, il fera un véritable pacte diabolique avec lui-même...

Mais revenons à notre héroïne. Chez les bouddhistes, la métempsychose est toujours une punition... Elisabéta, qui s'était "damnée" par son suicide, se réincarne en Mina, et peut-être est-ce pour elle l'utime réincarnation, car comme dans le livre, elle y incarne la clarté, "le soleil de tous les soleils". Donc, lorsque Vlad Dracula et Mina Murray se rencontrent dans le film, ce sont deux errances maudites aux trajectoires différentes qui se retrouvent enfin à travers les siècles, pour aller chercher ensemble une mutuelle rédemption. La Mina Murray du film est hantée dès le départ par les réminiscences confuses et primitives de son ancien moi, Elisabéta, et cela donne lieu aux plus belles scènes du film : notamment celle où le prince et Mina boivent de l'absinthe, et où elle se remémore les couleurs de la Transylvanie et le suicide de la princesse dans le fleuve Arges.

Mina choisira consciemment Dracula, contrairement au roman, et autant dire que son sage mari victorien n'est pas de taille contre cet amant qui porte en lui, outre le raffinement acquis au fil de l'éternité, la sauvagerie et la rage spirituelle de sa vie terrestre. Il faut ici dire un mot de la magie du film, qui mélange davantage à l'Angleterre victorienne sage et éclairée le "pays par delà les forêts", à travers la richesse baroque de ses images et de sa bande sonore : le passé et le présent s'y entrelacent dans la réincarnation de Mina, les chants roumains des noces orthodoxes de Mina et Jonathan sont troublés par ces incantations dans la langue du prince Vlad qui rythment et bouleversent sans cesse le film, vampirisant et envoûtant les personnages et le spectateur.

Mina choisira la nuit, mais pour mieux l'éclairer, et les sauver tous les deux. Elle est la damnation de Dracula et sa rédemption. Devenant vampire, elle éprouve sa propre animalité, sa propre sensualité, avant de les sublimer dans une résolution qui va les délivrer tous deux de leurs malédictions mutuelles. Si je devais choisir un conte pour illustrer la fin du film, ce ne serait pas la Belle au Bois Dormant, mais la Belle et la Bête. Dracula, le visage monstrueux, sanguinolant tel un animal égorgé à la chasse, est défendu, arraché à ses assassins, et enfin transfiguré par une femme aimante. Mais dans le livre comme dans le film, Mina ne fait que passer par les ténèbres de la forêt, et ne prend qu'un chemin : celui qui mène à la tranquillité d'esprit, ou à la paix spirituelle...

Bonne nuit à tous et à toutes, faites de beaux rêves !

18 juin 2006

Sur la piste de Dracula, premier épisode

Bonjour à tous... ou plutôt bonsoir, car même si le soleil n'est pas couché encore, celui dont nous allons parler se sent déjà mieux à cette heure et étire ses muscles vigoureux dans l'obscurité de son tombeau.

Entrez, entrez donc, la porte est ouverte. "Entrez de votre plein gré, entrez sans crainte et laissez-y un peu du bonheur que vous y apportez."

Nous voici lancés sur la piste de Dracula, ou Drakulya, alias Vlad Tepes, dit l'Empaleur. Ne vous l'avais-je pas promis ? La Créature m'a donné bien du fil à retordre, aussi la quête s'étendra-t-elle sur plusieurs épisodes... Je ne prétends pas être exhaustive : le dernier roman dont je vous parlerai a été écrit par une dame qui a enquêté 10 ans sur Dracula... autant dire que 3 petites semaines de travail intensif ne font pas le poids ! Je me concentrerai sur quelques petites choses, et votre imagination et votre curiosité, voire votre connaissance (car je sais qu'il y a parmi vous des spécialistes) feront le reste. Je vous préviens néanmoins que nous allons affronter des forces ténébreuses, et que dans ce combat entre le "bien" et le "mal", les lignes vous paraîtront parfois brouillées... hé hé hé. J'ajoute aussi que les gousses d'ail ne vous serviront à rien. Il faut de la fleur d'ail. Il n'y a que ça qui marche. Avec la foi. Mais la foi... peut aussi conduire à la guerre sainte... enfin. Vous êtes prêts ? Alors, commençons.

EPISODE PREMIER : Où COMMENT UN IRLANDAIS IMPERTINENT SE SERVIT DU VAMPIRE POUR RÉVÉLER AUX VICTORIENS L'ABÎME DE LEURS PROPRES TERREURS :

Abraham Stoker n'a pas inventé les vampires. Et encore moins Dracula. Seulement cet Irlandais, né en 1847 près de Dublin, a été longuement malade enfant, veillé par une mère féministe avant l'heure qui lui racontait des histoires très effrayantes qu'elle-même affectionnait. Ah, l'influence des mères sur les enfants... et des premiers contes... nous y reviendrons un jour prochain. Toujours est-il que cinquante ans plus tard exactement, Bram Stoker publiait un chef d'œuvre de la littérature fantastique qui n'a pas pris une ride : Dracula.

Ce roman, dont nous allons causer aujourd'hui, n'était pas le premier sur les vampires, il y en avaient eu beaucoup d'autres, comme le Carmilla de Le Fanu, mais il avait l'originalité d'être très documenté, et de faire un lien romanesque entre deux personnages : le vampire redouté depuis la nuit des temps aux quatre coins du monde ( et fréquemment associé aux épidémies de peste...) et le personnage historique Vlad III de Valachie, grand pourfendeur de Turcs au XVème siècle, descendant d'une lignée prestigieuse, et appelé Dracula : en roumain, ce mot signifie à la fois Diable, dragon, et "diable d'homme" dans un sens craintif et élogieux.

Moi, j'ai découvert ce prince roumain vampire au cinéma, quand je suis sortie éblouie du film de Francis Ford Coppola. Éblouie, je pèse mes mots. Je ne suis pas une amatrice de films d'horreur, j'ai dépassé ce cap à quinze ans après m'être infligé l'Exorciste, Le Retour des Morts Vivants, Les griffes de la nuit et aussi toutes sortes de navets kitch et gores qui passaient à ma portée... j'ai dû faire une overdose ! Mais j'aime le fantastique. Le fantastique, c'est lorsque le réel dérape dans l'inexplicable. Le fantastique est un genre passionnant qui est né au XIXème siècle, justement parce que ce siècle était ivre de conquêtes scientifiques, de découvertes industrielles, avait tué Dieu et ne croyait plus qu'en une chose : le progrès humain, qu'amèneraient main dans la main la science, la médecine, l'argent, et la loi.
Avant d'entrer dans la salle de cinéma, un vampire, pour moi, n'était qu'un super Casanova sanguinaire, prétexte à offrir des jeunes filles dénudées en pâture au spectateur. En sortant, j'avais assisté à une épopée superbe, baroque, envoûtante et romantique, dont l'introduction à elle seule vous laisse sans voix sur votre siège. Ce film est à ce jour le plus fidèle hommage au livre de Bram Stoker, et, comme toute bonne adaptation cinématographique, c'est aussi parce qu'il trahit le livre. Nous allons voir comment.
L'histoire commence avec l'arrivée de Jonathan Harker, associé prometteur d'un "sollicitor" anglais (un notaire), dans les Carpates, la veille de la Saint-Georges (le 5 mai, aussi appelée Walpurgys Nacht), la nuit où, "aux douze coups de minuit, tous les maléfices régneront sur la terre". D'entrée de jeu, on sent que le héros a choisi son moment (mais l'a-t-il choisi ?) pour débarquer chez un lointain client, le comte Dracula, qui l'a invité en son chateau de Transylvanie pour finaliser certaines acquisitions immobilières près de Londres. La nuit sera agitée, et Jonathan restera des semaines prisonnier du château avant de parvenir à s'en échapper, dans un état de grande fragilité nerveuse, entre amnésie et traumatisme, doutant de sa propre santé mentale.
Mais tout ceci n'est qu'une diversion cruelle, car Dracula a d'autres plans que de torturer Harker, qui n'est qu'un instrument sur sa route : il veut conquérir Londres. Pour en savoir plus sur cet homme et sur son sombre dessein, il faudra attendre les deux tiers du roman, et que le professeur Van Helsing, venu d'Amsterdam combattre la créature, nous en livre les secrets. Dracula n'est donc d'abord qu'une menace invisible, inconnue et indéfinissable, d'autant plus effrayante pour les pauvres Victoriens qui vont y être confrontés.
L'histoire commence véritablement à Whitby, petit village du Yorkshire, où une abbaye en ruines, devant un cimetière, regarde la mer. Ici, on croise deux jeunes filles en villégiature qui rêvent aux fiancés qu'elles ont choisis: Wilhelmina Murray, dite Mina, et Lucy Westenra, son amie aristocrate. On croise aussi un vieil homme bizarre, ancien marin, qui raconte que les tombes du cimetière sont vides... et qu'elles ne sont gravées que de mensonges puisque les morts n'y reposent pas (perdus en mer).

Ci-dessous, le cimetière de Whitby, près de l'ancienne abbaye (North Yorkshire, été 1994); photo trouvée parmi des dizaines d'autres, magnifiques, sur le blog de Le-Plume.


Ce rivage sauvage, avec ses tombes vides et son abbaye en ruines, voit arriver un soir, au beau milieu d'une tempête soudaine, une goélette enveloppée de brouillard, avec à la barre un cadavre qui s'est lié les mains au gouvernail, les serrant autour d'un crucifix. La goélette est pleine de caisses de terre et de cadavres. Au moment de toucher terre, un chien mystérieux saute du bastingage. Ce chien, dit Stoker avec humour, toute l'Angleterre en émoi l'eût aussitôt adopté si on avait pu lui mettre la main dessus. Pensez donc, le seul rescapé d'une tragédie maritime ! Et puis le chien n'est-il pas le meilleur ami de l'homme ? Pas toujours. Quant aux deux jeunes filles qui aimaient bavarder, innocemment assises sur la tombe vide d'un suicidé, les yeux contemplant la mer, l'une d'elles, Lucy Westenra, deviendra la première proie du vampire sur le sol anglais.

Le siècle victorien, plus qu'aucun autre, a été celui de la peur des femmes. Cette peur était une angoisse de l'incontrôlable. La femme n'était pas lisible comme l'homme. On pouvait bien la disséquer, ouvrir ses entrailles, hypnotiser son cerveau, elle restait impénétrable. Et pourtant, on rêvait et redoutait de la pénétrer, tant érotiquement que psychiquement. Bram Stoker avait assisté aux séances d'hypnose de Charcot à la Salpêtrière, ce spectacle fascinant où un homme, tel un magicien, ordonnait aux femmes en léthargie d'obéir à son bon vouloir. Ce pouvoir "magique" et pourtant né de la science, dont les femmes étaient les objets de choix car — enfin ! — on pouvait se donner l'illusion de les contrôler totalement, est omniprésent dans le roman. Le vampire a choisi Lucy parce qu'elle est somnambule, depuis l'enfance. Donc plus réceptive à la transe. Le somnambulisme, comme l'hypnose, faisait partie de ces terres vierges que les nouveaux explorateurs de l'esprit humain tentaient d'éclairer de leurs torches.
C'est ici la principale différence entre le roman et le film de Coppola : dans le roman, les femmes appartiennent à la société victorienne, elles sont censées passer des bras de leur père à ceux de leur mari, sous la surveillance vigilante de leur mère, et dès qu'elles atteignent l'âge dangereux de jeune fille, tous leurs faits et gestes doivent être contrôlés : on les prie de tenir un journal, on aimerait scruter dans leurs rêves les désirs coupables, mais on veut les croire innocentes car on fait tout pour qu'elles le restent ! Une jeune fille exprimant des désirs sensuels est une abomination. On ne lui parle pas comme à une femme, on l'appelle "mon enfant", "ma petite fille". Le roman de Stoker est plein de ce vocabulaire d'époque. Les jeunes filles n'ont qu'une finalité, celle d'épouses. Sans quoi elles seront de dangereuses laissées pour compte. Il faut contrôler leur sexualité dans le cadre strict du mariage et de la procréation, parce que la femme est scientifiquement réputée faible et insatiable, esclave des pulsions de son uterus qui peut la rendre folle si elle ne s'active pas à le remplir d'enfants à naître.

Dans le film de Coppola, Lucy est dès le départ une dévergondée qui ne pense qu'à "ça", et choque son amie Mina. Van Helsing, très cynique dans le film, (alors qu'il est bienveillant et paternaliste dans le roman, mais néanmoins perspicace) parlera d'elle comme d'une "enrôlée volontaire", une "concubine du démon", dont il consent malgré tout à tenter de sauver "la précieuse âme". La Lucy du film aimante à elle la bête-vampire autant qu'il l'attire à lui. C'est une rencontre mutuellement consentie. Mais Coppola est d'un autre siècle, où les femmes ont le droit de choisir et de désirer, même si dans la réalité, ce n'est pas toujours si simple...

Mais revenons à la Lucy du roman, tellement plus intéressante que l'intrigue lui consacre près de trois cent pages, alors que Mina n'est mise en lumière que dans la seconde partie du roman. Lucy a vingt ans, et a reçu trois demandes en mariage coup sur coup. Elle en a refusé deux, clairement mais avec tristesse. C'est une jeune fille honnête, elle ne joue pas avec les sentiments des hommes, mais secrètement, elle regrette d'avoir à restreindre son choix à un seul époux, car les trois prétendants sont attachants :

"Ma chère Mina," écrit-elle, "pourquoi les hommes ont-ils une telle grandeur d'âme alors que nous, les femmes, sommes si indignes d'eux ?(...) Pourquoi une jeune fille ne peut-elle pas épouser trois hommes, et plus même, si elle en a l'occasion ? Ne crois-tu pas que cela épargnerait bien des ennuis ? Mais, je le sais, ce ne sont là des propos à tenir... Seulement je peux dire que, malgré mes larmes, j'eus le courage de regarder M. Morris dans les yeux et lui répondre avec cette franchise dont lui-même venait de parler"

Là voilà donc fiancée à Arthur Holmwood, qui deviendra bientôt lord Godalming. Elle laisse deux soupirants au cœur transi. L'un d'eux, le docteur Seward, dirige un asile d'aliénés près de l'abbaye abandonnée de Carfax, et son amour pour elle le fera voler à son secours dès qu'il décèlera en elle une pâleur inhabituelle, un désordre nerveux, une certaine difficulté à respirer, un sommeil léthargique peuplé de cauchemars... tous ces symptômes ne vous rappellent rien ? Ils étaient communs à bien des femmes victoriennes : ils cachaient parfois la tuberculose, parfois une "maladie de langueur" qu'il fallait soigner par des cures toniques aux bains de mer, ou en les faisant copieusement manger, afin que ces faibles créatures reprennent des couleurs ! Ils pouvaient aussi dissimuler l'hystérie, LA maladie du siècle, cette "maladie" qu'on appelait possession au XVIème siècle et qui donnait autant de travail aux Inquisiteurs qu'aux aliénistes du XIXème siècle... Lucie est bel et bien possédée, dans son sommeil, en état de transe somnambulique, mais contre son gré. Nul pacte avec le démon. Lucie est une victime, qui acceptera avec bonheur les guirlandes de fleurs d'ail que Van Helsing, dépêché d'Amsterdam par son ami Seward, lui accrochera au cou.
Car Van Helsing, aveuglé au départ, finit par déceler là l'œuvre d'un "nosferatu", et monte la garde pour sauver Lucie, tout en la sauvant par de multiples transfusions. Il va échouer à chaque fois, et la plupart du temps à cause de la mère de Lucie... une mère typique de l'époque : elle aime tellement sa fille que son cœur saigne à la pensée de son prochain mariage (mais au fond elle s'en réjouit. Car les mamans victoriennes sont d'honorables mères maquerelles, parfois même aimantes, qui ne songent qu'à placer leurs filles et à s'en débarrasser... s'en reporter à Jane Austen !), mais elle déshérite tranquillement sa progéniture au profit de son futur époux, refuse que le docteur Seward monte la garde dans la chambre de sa fille (c'est inconvenant), refuse d'y coucher elle-même car elle veut dormir tranquille, prétend sans cesse que sa fille se porte comme un charme alors que celle-ci dépérit à vue d'œil, et va jusqu'à arracher les guirlandes d'ail de sa chambre quand Van Helsing a le dos tourné, ouvrant l'accès du cou de sa fille au vampire... Les hommes sont perplexes devant cet aveuglement, cette indifférence maternelle, et la mettent sous le compte d'un "réflexe protecteur d'égoïsme". Finalement, c'est en sauvant sa mère que Lucie meurt de la dernière attaque du vampire... toujours victime, cette fois de son dévouement filial, lequel causa des dommages innombrables chez les jeunes filles de ce temps-là...

Un épisode singulier survient pendant l'enterrement : Van Helsing y attrape un fou rire, alors que le fiancé en deuil vient de lui confier que d'avoir donné son sang à Lucy pour la sauver (au cours d'une transfusion) fait d'elle sa femme à ses yeux, car le sang les a unis. Plus tard, Van Helsing explique son fou rire au docteur Seward :

"— N'a-t-il pas dit que le sang qu'il avait donné à Lucy avait fait d'elle sa femme ?
— Si, et cette idée, visiblement, le réconfortait.
— Très vrai ! Mais, ici, mon ami, surgit une petite difficulté. Car s'il en était ainsi, si, à cause de la transfusion de sang, il avait l'impression que Lucy était réellement devenue sa femme, n'en irait-il pas de même pour nous ? Ho ! Ho ! Lucy, la charmante Lucy, aurait donc eu plusieurs maris, et moi, qui ai perdu ma pauvre femme, laquelle est pourtant vivante selon l'Eglise, moi, époux fidèle de cette femme qui n'est plus sur terre, je serais bigame !"


Le lecteur, évidemment, sachant que Lucy avait peine à se résoudre à la monogamie, est sensible à cet humour noir... Pourtant, jusqu'ici, Lucy est encore une sacrifiée malheureuse, une Iphigénie pure et charmante, ceux qui l'ont perdue sont inconsolables.
C'est après son enterrement que ça se gâte : elle devient une autre personne, que les journaux vont appeler "La dame-en-sang". Une mystérieuse créature vêtue d'un linceul blanc invite des enfants à faire des promenades avec elle, et ils en reviennent en vie, mais avec deux petites blessures sur la veine du cou. Une nuit, les trois prétendants de Lucy et Van Helsing se mettent en planque au cimetière, et la surprennent alors qu'elle tente de regagner sa tombe avec un enfant. A cet instant se matérialise devant eux toute l'horreur qu'ils savaient, du fond de leur crainte, que la femme dissimulait sous les convenances, dévoilée devant eux par le passage à l'état de vampire. Le docteur Seward nous le raconte :

" Lucy Westenra, mais à quel point changée ! La douceur que nous lui avions connue était remplacée par une expression dure et cruelle et, au lieu de la pureté, son visage était marqué de voluptueux désirs.[...] A nouveau, l'horreur nous fit frémir. [...] C'étaient les yeux de Lucy quant à la forme et à la couleur ; mais les yeux de Lucy impurs et brillants d'un feu infernal au lieu de ces douces et candides prunelles que nous avions tous tant aimées. A l'instant, ce qui restait de mon amour se changea en un sentiment fait de haine et d'exécration ; si on avait dû la tuer alors, j'aurais voulu le faire moi-même, et avec quel cruel plaisir ! Tandis qu'elle continuait à nous regarder de ses yeux flamboyants et pervers, son visage rayonna d'un sourire voluptueux. Seigneur ! Que c'était odieux à voir !"


Les amoureux de Lucie sont devenus de haineux chasseurs de sorcière : et elle, la pure victime, l'incarnation de ces diaboliques dépravées qui se nourrissent des enfants et assouvissent leur nymphomanie en toute liberté. C'est vêtus de noir — et non pas du noir du deuil mais de celui que revêtaient les inquisiteurs — qu'ils la tueront sauvagement. Ici, la Lucy de Coppola et celle de Stoker se rejoignent enfin.


Dracula métamorphose donc les sages victoriennes en ces créatures perverses et dangereuses que les hommes de ce temps (de tous les temps ?) redoutaient plus que tout. Mais il ne fait pas que cela... N'oublions pas que pour Stoker, le comte vient de Transylvanie, "le pays par-delà les forêts". Et les forêts... sont depuis l'aube des temps le lieu des ténèbres, de l'insondable, des contes de fées. Avec le vampire, c'est tout ce chaos horrifique des contes de fées qui remonte de l'enfance et s'introduit dans le Londres policé où l'on repousse la nuit quartier par quartier en y éclairant peu à peu les rues. Mais où rôdait récemment Jack l'Eventreur, cantonné cependant aux quartiers louches que n'atteignait guère la civilisation... ici, c'est la bonne société qui est touchée de point fouet : une aristocrate, un lord, un médecin, un notaire, un scientifique...
Et ce qui terrorise les adultes rationnels plaît beaucoup... aux enfants. Souvenez-vous de ce chien sauvage, autant dire un loup, qui avait surgi du Déméter, la goélette perdue touchant terre à Whitby. Un peu plus tard, un autre loup s'échappe du zoo de Londres. Puis, c'est cette mystérieuse "dame-en-sang" qui fait les manchettes des journaux. Et quand le professeur Van Helsing, toujours scientifique, se rend à l'hôpital de la ville où l'on recueille les enfants mordus par la dame en question, il y interroge le docteur Vincent, qui croit pour sa part que ces enfants sont victimes "d'une de ces chauves souris, si nombreuses sur les hauteurs au nord de Londres :"

"Parmi toutes celles qui sont inoffensives, ajouta-t-il, il en est peut-être une espèce sauvage plus cruelle, venant des pays du Sud. Peut-être quelque marin en a-t-il ramené une chez lui et s'est-elle échappée, ou bien est-ce une jeune chauve-souris qui s'est échappée du jardin zoologique, et pourquoi, dans ce cas, ne serait-ce pas une chauve-souris de la race des vampires ? Car on en élève au zoo. Il n'y a pas dix jours, c'est un loup qui s'en est échappé, et on l'a aperçu, je crois, dans ces environs. Aussi, durant une semaine, les enfants n'ont pensé à rien d'autre qu'au Petit Chaperon rouge jusqu'au moment où cette "dame-en-sang" a fait son apparition... Alors, ils n'ont plus pensé qu'à elle... Ce pauvre petit encore, quand il s'est réveillé tout à l'heure, a demandé à l'infirmière s'il pouvait partir. Et quand elle a voulu savoir pourquoi il désirait partir, il lui a dit : "Pour aller jouer avec la dame-en-sang.

— J'espère, lui dit Van Helsing, que, lorsque vous permettrez à l'enfant de rentrer chez ses parents, vous recommanderez à ceux-ci de le surveiller étroitement."


Eh oui... Dracula met tout Londres sur le qui-vive ! Il nargue les hommes en leur volant leurs douces promises, et attire à lui les enfants qui raffolent des contes de fées et de l'effroi qu'ils leur procurent... Avec lui, c'est toute la forêt qui envahit l'Angleterre. La forêt profonde, sauvage, millénaire, qui déploie ses racines tentaculaires au nez de ces bâtisseurs industrieux qui prétendaient la reléguer dans la nuit du Moyen Age et domestiquer la nature...

La suite au prochain épisode, car le soleil se couche, et le vampire ne va pas tarder à ouvrir les yeux.

Bonne nuit à tous !

9 juin 2006

Les tueurs sanguinaires sont-ils de grands sentimentaux ?

Bonjour à tous !

Comme vous avez peut-être, comme moi, passé la soirée la larme à l'œil devant la finale de la Nouvelle Star, et qu'on ne peut quand même pas passer sa vie dans un état d'éponge dégoulinante, aujourd'hui j'ai décidé de vous aider à réatterrir. L'émotivité n'est pas l'apanage des cœurs tendres. Les tueurs en série ont aussi leur côté midinette. Je sais, je vous avais promis des infos saignantes sur Dracula, mais j'ai encore du pain sur la planche avant de poster mon billet... et quelques inquiétudes à ce sujet, puisqu 'on en parle, car une chauve souris rôde depuis plusieurs nuits devant de mes fenêtres, et la nuit dernière, j'ai entendu distinctement l'appel d'un loup déchirer le silence épais de ma cour intérieure... comme je vis au cœur de Lyon, vous imaginez ma surprise. Bref, toute personne ayant l'intention de me piquer du sang (à commencer par les moustiques) doit s'attendre à se faire étendre séance tenante.
Bon, maintenant que j'ai averti Qui de droit, passons au thème d'aujourd'hui, qui n'est pas sans lien avec sa majesté l'Empaleur, vous verrez.
Ce matin, j'ouvre le Progrès et je lis, au sujet de la mort d'une des "têtes" d'Al Quaeda, Abou Moussab al-Zarqaoui, récemment pulvérisé en Irak :

"Oum Sayel, sa mère, le qualifiait de « tendre » et « sentimental ». Pour le reste du monde, c'était « un terroriste sanguinaire ».

Au départ, on peut rester perplexe... Est-ce que sa pauvre maman a déjà vu avec quelle détermination flegmatique il décapitait les otages, son p'tit gars ? Ou alors... est-ce qu'on se serait trompé sur lui ? Est-ce qu'on n'aurait pas su déceler la tendresse cachée dans ses menaces et ses appels au meurtre ?

En fait, on s'aperçoit que chaque fois qu'on parle d'un assassin crapuleux, type violeur-égorgeur d'enfants, et qu'on interroge ses voisins directs, la réponse est toujours à peu près celle-ci, assortie d'une expression effarée et d'un tremblement rétrospectif : " Ben euh.. on est très surpris... on ne se doutait pas du tout... il était si gentil, ce monsieur ! Discret, poli, toujours le mot qui fait plaisir, et avec ça, pas dérangeant, jamais de bruit après dix heures du soir.."

Les tueurs sadiques ont rarement l'air de ce qu'ils sont, sinon ça serait trop facile. Les enfants ne se laisseraient pas avoir, ni les jeunes filles séduire. Mais alors, est-ce qu'ils mentiraient, ces cochons ? Est-ce qu'ils feraient semblant d'être des braves types (ou des braves filles, car l'assassin est parfois une assassine) pour dissimuler leur sauvagerie sous une peau de mouton ? Ou alors, seraient-ils atteints de la maladie du bon Dr Jekill, victimes de leurs pulsions meurtrières après le coucher du soleil, et se réveillant amnésiques et barbouillés de sang le matin venu ?
La réponse, selon les individus, va se situer sur une échelle allant d'un pôle à l'autre, de l'hypocrisie à la pulsion tenaillante, accompagnée ou non de remords.

Et la réponse est complexe, parce que c'est complexe, un humain ! Si si ! Faut pas croire que tout est fixé au départ, qu'il y a les bons et les méchants, et que les uns vont au paradis à plus ou moins long terme, et les autres rôtir sur un barbecue géant. C'est vrai qu'il serait consolant de penser qu' Hitler, Charles Manson, Pinochet, les Khmers rouges et Staline, pour ne citer qu'eux, ont une concession à perpétuité réservée à leur nom en enfer, mais à votre place, je ne miserais pas trop là-dessus...
On pourrait espérer, au moins, que les monstres soient corrects, qu'ils s'en tiennent à leur rôle et ne se mêlent pas d' avoir des faiblesses sentimentales pour les animaux, pour les enfants, ou pour les pauvres... enfin qu'ils restent à leur place, et qu'on puisse ainsi clairement les distinguer de nous autres, les braves gens. Seulement voilà, un salaud n'est jamais un salaud pour tout le monde. Il va tuer des enfants à ses heures perdues, mais pour sa famille et ses voisins il est un papa gâteau. Il travaille à la chambre à gaz de Monowitz, mais ça lui serre le cœur de voir passer sa petite domestique juive famélique, et il lui fait porter les restes de son dîner. Et elle, cette femme souriante habillée en infirmière, qui se donne sans compter pour les personnes âgées, elle en a tué une petite cinquantaine durant ses trente-cinq années de carrière, mais elle est si gentille et attentionnée que les soupçons de sa hiérarchie ne font que l'effleurer : elle va bientôt recevoir la médaille du travail, tenez. Autre exemple, assez drôle, glané sur internet : Mexico, 7 mai 2001 : Marita Lorenz, ex-agent de la CIA, considère le président cubain Fidel Castro comme " l'amour de sa vie ", ajoutant que " les dictateurs font très bien l'amour ". (sic!)

Ah non mais ça ne va pas du tout, ça ! Comment on va les reconnaître, du coup, les monstres, s'ils font semblant d'être comme nous ?.. Ah, ben ça... Il y a bien une vieille maxime biblique qui dit : "on reconnaît un arbre à ses fruits". C'est une piste, mais ... d'abord, les fruits, contrairement à l'adage bien connu, tombent parfois loin de l'arbre...( suivant la logique du battement d'aile du papillon qui déclenche des tsunamis dans une autre hémisphère). Ensuite, lesdits fruits mettent parfois plusieurs générations à mûrir, ce qui ne facilite pas le discernement. Et enfin... faut déjà avoir l'œil exercé pour les trouver, ces fruits ! Regardez le nombre d'années d'enquête qu'il a fallu pour remonter la piste de charniers oubliés, de crimes enfouis de longue date... sans compter ceux qui, pour des motifs très intéressés, se font une spécialité de la contestation des génocides. Comme si on n'avait que ça à foutre d'aller prouver des décennies plus tard que des millions de gens sont morts, et qu'ils ne sont pas allés se cacher au Groënland pour jouer un tour pendable à leurs familles... enfin passons, nous n'avons pas de temps à perdre avec des inepties, le temps presse et le sujet est vaste.


Et si les monstres, en fait, n'étaient pas si différents de nous ? Si en nous cohabitaient les plus bas instincts et les dépassements les plus généreux de l'homme ? Après tout, qui d'entre nous peut dire de quelle violence il (ou elle) serait capable, si on s'attaquait à quelqu'un qu'il aime, ou si sa vie était en danger ? La violence est souvent affaire de contexte. La gentillesse du dictateur ne serait pas, du même coup, pure hypocrisie, mais peut-être une facette différente du même bonhomme. Il suffit de voir Hitler danser la polka tout seul sur la terrasse de son nid d' aigle de Berchtesgaden : pourquoi est-ce qu'il ferait exprès de se ridiculiser ? Non, on sent que c'est naturel, il a le défoulement primesautier.

Bien entendu, ça n'exclue pas de les empêcher de nuire, ces tueurs en série, il ne s'agit pas de les excuser mais de les comprendre. Même si, en général et depuis belle lurette, on a tendance à penser que les deux verbes sont synonymes, CE N'EST PAS LE CAS. On peut plaindre une victime, et la mettre sous les verrous ou à l' asile psychiatrique si elle se soigne en torturant les autres. Ce n'est pas incompatible.

A ce stade des interrogations, laissons la parole à un grand connaisseur du genre humain, Sigmund Freud. En 1915, Freud, l'Européen cultivé, celui qui croyait en la civilisation et à l'éradication graduelle des guerres au rythme du progrès humain, était tombé de très haut, comme beaucoup de ses contemporains. Le sommet de civilisation et de fraternisation qu'était l'Europe au début du siècle venait de basculer tête la première dans la boue et le sang des tranchées. C'était, comme le dit Freud, une amère désillusion. Mais, ajoute-t-il dans un texte publié dans les Essais de Psychanalyse et appelé Considérations actuelles sur la guerre et la mort (dont sont tirés les passages ci-dessous) : "Les illusions nous rendent le service de nous épargner des sentiments pénibles et nous permettent d'éprouver à leur place des sentiments de satisfaction. Aussi devons-nous nous attendre à ce qu'elles viennent un jour se heurter contre la réalité [...]"

La désillusion impliquait qu'on se soit fait des illusions sur l'être humain.

"En réalité, écrit Freud, chez l'être humain les mauvais penchants ne "disparaissent" pas, ne sont jamais déracinés. Les recherches psychologiques, plus particulièrement l'observation psychanalytique, montrent, au contraire, que la partie la plus intime, la plus profonde de l'homme se compose de penchants de nature élémentaire, ces penchants étant identiques chez tous les hommes et tendant à la satisfaction de certains besoins primitifs. [...] Il est admis que tous les penchants réprouvés par la société comme étant mauvais (par exemple, les penchants à l'égoïsme et à la cruauté) font partie de ces penchants primitifs. [...] L'homme est rarement tout à fait bon ou à tout à fait mauvais : le plus souvent, il est bon sous certains rapports, méchants sous certains autres ; bon dans certaines conditions extérieures, décidément méchant dans certains autres. L'expérience nous a révélé ce fait intéressant que la préexistence, à l'âge infantile, de penchants fortement "méchants" constitue dans beaucoup de cas une condition de l'orientation vers le bien, lorsque le sujet a atteint l'âge adulte."

Alors ça !.. Quand on pense que le gouvernement actuel envisageait il y a peu de temps de déceler dès trois ans chez nos enfants les germes de leur criminalité future... ont-ils lu Freud ? Humm... vue leur animosité envers la psychanalyse, ce n'est pas sûr. Il faut dire aussi que Freud leur explique que le désordre est en eux, qu'il est là depuis le début, dans leur cerveaux bien rangés de ministres, et non pas cantonné aux mauvais sujets ou aux étrangers qui infiltrent le territoire... forcément, ça les irrite.
Bref. L'homme a des penchants mauvais, et la société le force à respecter certaines lois et certaines normes pour vivre avec les autres. On appelle ça la civilisation, et ça commence avec l'éducation des enfants, fais pas ci, fais pas ça, dis bonjour à la dame, tu ne tueras point etc. Comme l'homme a du mal à vivre seul longtemps, et que c'est de moins en moins possible étant donnée la densité démographique..., il est bien obligé de faire des compromis entre ses pulsions meurtrières — qui le démangent quand il se fait emboutir sa voiture ou piquer sa place dans la queue chez le boulanger — et son envie d'être socialement accepté, voire aimé. L'homme a le cœur tendre, on vous l'a dit. Etre détesté le gêne toujours un peu aux entournures.

Mais avoir l'air civilisé ne veut pas dire qu'on l'est profondément. Il y a une nuance plus ou moins grande d'hypocrisie selon les individus. Hypocrisie sans doute inévitable ou en tout cas nécessaire, dit Freud, qui ajoute :

" Nos sociétés civilisées, qui exigent une bonne conduite, sans se soucier des penchants qui sont à leur base, a ainsi habitué un grand nombre d'hommes à obéir, à se conformer aux conditions de la vie civilisée, sans que leur nature participe à cette obéissance. Encouragées par ce succès, elles ont poussé leurs exigences morales aussi loin que possible, ce qui a eu pour effet de creuser un fossé encore plus profond entre la conduite imposée aux individus et leurs dispositions instinctives."

Mais ces instincts restent là, à l'état de latence, guettant l' occasion propice. Il y a des occasions inoffensives, comme le rêve : "[...] nous savons que toutes les fois qu'un homme s'endort, il se débarrasse comme d'un vêtement de toute sa moralité si péniblement acquise, pour la retrouver le lendemain, au réveil."
Non non, ne venez pas me dire que dans vos rêves vous sauvez le monde... vous savez bien que ça exauce votre désir secret d'être célèbre et adulé !


Et il y a des occasions autrement plus dangereuses, comme les coups d'Etat, les guerres (qu'elles soient "justes" ou non, d'agression ou de défense), les croisades, les "états d'urgence" aboutissant à une privation des libertés civiques. Dans ces moments de crise, les Etats, ou l'autorité religieuse, donnent la permission à certains hommes d' en tuer d'autres, et, tacitement, celle de massacrer et de torturer, de faire du zèle, de se rouler dans le sang si bon leur semble. Et non seulement ils peuvent libérer leurs pires instincts, mais ils seront décorés pour loyaux services, peut-être même auront-ils une rue à leur nom. Et là, deux cas de figures parmi tant d'autres : dans le premier cas, l'homme se pensait bon, et il découvre qu'il peut tuer sans être pétrifié par sa propre conscience. Qu'il peut même y prendre goût. Certains ne se sont pas relevés de cette découverte pénible, ou ont fui dans la folie une vérité inacceptable. Dans le second cas, l'homme peut enfin exister en accord avec lui-même, et s'épanouit en satisfaisant ses instincts profonds, tout ça sous couvert de patriotisme, de religion, d'idéal politique, et avec la bénédiction de ses chefs.

Seulement voilà : les guerres se terminent un jour, les coups d'Etat s'immobilisent en gouvernements qui veulent que l'ordre règne, les attentats servent des intérêts qui peuvent trouver satisfaction ou mourir d'un coup, comme les épidémies de choléra. Et ce jour-là, quand la paix et la civilisation redeviennent d'actualité, il n'est pas évident de réintégrer ces bêtes fauves qu'on a lâchées quand la fin justifiait les moyens. Certains ne seront jamais réintégrables. Les mêmes assassins franc-tireurs qu'on donnait hier en exemple sont aujourd'hui passibles de cour martiale. Ce qui ne les empêche pas d'aimer leur maman, ou de pleurer sur leurs enfants morts d'avoir voulu suivre leurs pas.

Pour finir sur une note cinématographique, je vous conseille à tous, si vous ne l'avez pas vu, le superbe film de Bertrand Tavernier, Capitaine Conan. Ou comment un capitaine charismatique et courageux, Conan, a gagné la guerre de 14 avec ses corps francs alors que ses copains l'ont seulement "faite". Et comment il ne s'en est pas remis. Philippe Torreton y est magnifique d'humanité, de subtilité, d'humour et de sauvagerie. Mention spéciale aussi à tous les autres, Samuel le Bihan, Claude Rich, Bernard Lecoq... Un chef d'œuvre.

Pour ceux qui préfèrent un bon bouquin, mon choix du jour sera l'Ange des ténèbres de Caleb Carr (l'auteur de l'Aliéniste, excellent polar aussi) : au début du vingtième siècle en Amérique, un aliéniste est sur la piste d'un "ange des ténèbres" : une infirmière qui assassinerait des patients dans les hôpitaux... seulement, personne à cette époque n'est prêt à croire qu'une femme puisse être criminelle. Une femme c'est faible, c'est pas très intelligent, et puis c'est gentil. L'aliéniste aura fort à faire pour prouver que cette femme est très dangereuse...

Dernière minute : Holly Golightly me suggère fort à propos de vous conseiller de commencer par l'Aliéniste de Caleb Carr, car on retrouve dans l'Ange des Ténèbres les personnages dont on a fait la connaissance dans l'Aliéniste... et vous verrez, c'est une équipe d'enquêteurs hauts en couleurs ! L'Aliéniste est un thriller palpitant et très bien documenté qui se passe à New York en 1896. Un aliéniste et son équipe de choc se lancent aux trousses d'un meurtrier qui sème des cadavres d'adolescents mutilés... tout un programme.


Ah, n'oubliez pas : pour le prochain billet, munissez-vous de quelques gousses d'ail. Simple précaution. Et bon week-end !

2 juin 2006

Parfois, y a des trucs bien à la télé

Bonjour !

Comme je suis en train de plancher sur un billet sur Dracula, à mes risques et périls... (si vous n'avez pas de nouvelles de moi d'ici une semaine, j'aurai peut-être fini mes jours dans une tombe des Carpathes, car j'investigue, et qui cherche trouve, c'est bien connu...), en attendant, histoire de vous distraire un peu, je voulais rappeler, ou vous signaler, que jeudi prochain c'est la finale de LA NOUVELLE STAR.

Pour ceux qui ne connaîtraient pas la Nouvelle Star (j'en connais) et qui l'associeraient vaguement, dans leur ignorance, à Star academy, Popstar ou autre machine à fabriquer des chanteurs de variétoche à la moulinette, allez jeter un coup d'oeil jeudi soir sur M6... et dites-moi franchement si vous connaissez une autre émission où on peut voir en prime time une chanteuse black qui n'est pas taillée comme une top model et un chanteur qui a tout de l'asperge dégingandée (Doune, je crois que j'ai trouvé ta Grande Bringue, dans la vraie vie c'est un mec et il chante sur M6 !), bref deux chanteurs aussi doués que peu conformes aux canons habituels des émissions de téléréalité musicale, et qui chantent du James Brown, des tubes des Jackson Five, ou New York, new York, au lieu de se cantonner à Lara Fabian et à Michel Sardou.
Jeudi prochain, c'est donc la finale, et après, on n'aura plus rien à se mettre sous la dent pour un moment, je vous préviens.

Cette année, en finale :

Dominique, une black superbe à la voix d'or, qui a si magnifiquement chanté le tube de Bagdad Café, l'autre jour, que j'en ai oublié l'original (qui me bassine un peu d'ailleurs, à force de l'avoir trop entendu), et que j'ai redécouvert cette chanson. Dominique, elle est à la hauteur des grandes chanteuses de jazz et de soul. Et quand elle chante "en taille 46" (selon le mot de la blogueuse télé de Telerama), et qu'elle est à couper le souffle, et qu'elle finit en larmes comme Piaf à la fin d'un concert (alors qu'à la télé on est habitués à de l' EMOTION au kilo, chimiquement modifiée, comme la barbe à papa mais sans la nostalgie et la fête foraine), on se dit que les rédactrices des magazines féminins qui nous accablent avec des régimes dès qu'on a doublé le cap des fêtes de Noël pourraient en prendre de la graine... et enseigner à leurs jeunes lectrices tentées par l'anorexie que la beauté ne se mesure pas au kilo ou au tour de taille mais à ce qui émane de soi. Dominique, écoutez-la et regardez-la chanter, elle est à la fois souveraine et fragile. Et elle est très belle.

Et Christophe, une sorte d'ovni qui se balade en virtuose dans les chansons les plus difficiles, tout ça avec une simplicité anormale, pas de trémolos dans la voix, de variations maniérées... pour faire un lien avec mon dernier billet, Christophe, avec sa voix androgyne, inclassable, toujours sur le fil, pleine et brisée à la fois, incarne la beauté accomplie d'un talent qui réunit le masculin et le féminin. Tout ça avec un don inné pour susciter la sympathie. Un petit miracle. Il y a des années, quand j'étais au collège, certains de mes pions ressemblaient à Christophe... et quand je le regarde, je me dis que sûrement, chez ces pauvres pions malmenés de mon enfance (obligés de supporter une armée de gamins survoltés), il y avait plein de talents cachés comme des trésors, et que je n'ai pas su bien les regarder. Je leur fais mes excuses mentales pour avoir été une sale gosse qui ne pensais qu'à papoter avec ses voisins et à se défouler après une journée de cours relativement assommante.
Vous connaissez "Ça plane pour moi ?", ce tube mémorable de Plastic Bertrand ? Christophe l'a chanté, et c'était étonnant. C'était bon.
La chanson de Titanic, c'est le genre de scie musicale urticante qu'on passe en boucle dans les salles de gym, pendant le quart d'heure de relaxation qui suit la séance d'abdo fessiers... Eh bien lui, il la chante, et c'est beau. Dalida, j'ai du mal aussi, surtout depuis qu'elle est phagocytée par son frère, qui la force à chanter des duos post mortem avec Serge Lama, la pauvre, même pas le droit de reposer en paix ! Eh bien Christophe a chanté l'autre jour Pour ne pas vivre seul, et c'était comme une blessure effleurée par la lumière.
Bref : apparemment Christophe et moi, on n'a pas toujours les mêmes goûts musicaux, mais malgré ça, il me cueille à chaque fois !

Du coup, qui va gagner, on s'en fiche, tellement c'est absurde d'opposer ainsi deux talents distincts, singuliers, indéniables. Ce qui compte, c'est de les écouter chanter pendant toute une émission.

Dans le jury, parmi les quatre personnes qui ont déniché ces deux merveilles, il y a le batteur Manu Katché, qu'on ne présente plus. Et l'autre jour, à une émission de radio, il était interviewé, et il disait en substance (je ne mets pas de guillemets parce que j'ai la flemme d'aller podcaster l'émission sur Europe 1 pour vérifier les paroles exactes) : oui, c'est vrai que j'ai fait 300 albums de jazz, que j'ai bossé avec Sting , Peter Gabriel et des tas d'autres pointures, et que je suis presque plus connu comme jury de la nouvelle Star..., mais on s'en fout : ce qui compte, c'est que les maisons de disque aujourd'hui ne font plus leur travail de découvreurs de talents. Ils sont trop occupés à découvrir leur nouvelle voiture, ou leur belle maison. Alors on fait leur boulot. Et du coup, parce qu'on est exigeants, et que nos critères sont musicaux et pas juste plastiques, des gens extrêmement talentueux se pointent à nos castings, parce qu'ils savent que sinon ils ne pourront pas avoir de visibilité dans ce système enrayé. Quand j'étais au début de ma carrière, y avait encore des gens qui pariaient sur vous, qui vous prenaient avec votre petit talent et vous aidaient à le développer. Des gens qui misaient sur vous, sur une promesse. Maintenant, ça n'existe plus. Il leur faut du tout cuit. C'est pour ça que je suis fier d'avoir participé à ce programme, quand je vois des gens comme Christophe, par exemple...

Ça m'a marquée, parce que ce qu'il dit des maisons de disques, on peut aussi bien le dire pour l'édition... et pour le cinéma, entre autres ! Aujourd'hui, on ne mise plus sur des promesses. On mise peu, d'ailleurs. On préfère que vous imitiez Marc Levy, ou que vous tentiez de refaire Harry Potter. Ou alors on attend qu'un écrivain ait tout rafflé dans son pays pour le publier chez nous... Alors, la prochaine révolution culturelle, ce ne sera pas "les artistes au boulot dans les champs"(même si ça peut être rigolo, cinq minutes), mais peut-être un vrai mouvement en profondeur pour s'émanciper de ces médias qui ne pensent que valeur marchande et nous servent toujours la même soupe. Il va falloir bosser dur, pour inventer nos propres moyens d'être visibles. Pour gagner une indépendance qui se paie cher, et ne s'obtient en général qu'avec le succès, aujourd'hui : si vous vendez moins, si vous n'expédiez pas un bouquin par an, si vous faites moins de spectateurs en salles, c'est le début de la chûte, mon petit gars. Vous savez, cette chûte qui se termine aux animations de supermarché.

Je pense que certains d'entre vous, certains et certaines qui figurent dans mes liens par exemple, ont déjà cherché et trouvé une réponse avec entêtement et efficacité : exister à travers la vitrine de leur blog, trouver ainsi un public qui leur donne l'énergie d' aller plus loin, de soutenir leur effort après les cent premiers kilomètres.

Mais ce n'est qu'un début. Tôt ou tard, il faudra vous coltiner des gens peu aimables, qui prétendront détenir la clé de votre succès et vous dicter ce que vous devez faire, quelle direction vous devez prendre. Comme le dit Manu Katché, les grands groupes veulent du tout cuit. Mais ce n'est pas pour autant qu'ensuite, ils vous soutiendront dans vos choix artistiques, car ils préfèrent le duplicata, la fabrication en série. "Les grandes maisons de disques sont des vendeurs de soutien-gorges" , a dit aussi Manu Katché, et ça aussi, ça m'est resté en mémoire.

Dans le jury de La nouvelle Star, y aussi Dove Attia et André Manoukian (qui sous un vrai don pour la formule comique cache une forte sensibilité artistique)...et Marianne James avec ses coups de gueule et sa larme à l'oeil, mais on comprend qu'elle pleure souvent, si on y réfléchit bien : elle a voulu faire cette émission pour la transformer, comme Manu Katché, en quelque chose d'ambitieux. Il a fallu, on l'imagine, beaucoup batailler avec la production pour imposer cette exigence artistique, imposer aussi des artistes qui ne dansent pas, qui n'ont pas un physique de série télé, qui ne batifolent pas à l'écran... et éduquer l'oreille du public, qui, les premières années, votait de préférence pour les petits minets aux dents blanches et éjectaient le grand maigre à la voix jazzy. Mais voilà, cette année, même plus besoin d'engueuler le public : les deux meilleurs sont en finale. Et ils chantent, et c'est un spectacle de première qualité.
Alors, on comprend qu'elle pleure...

Bon, sur ce, je vous laisse, je vais retrouver Dracula en essayant de ne pas me faire mordre. Ce qu'il ne faut pas faire pour vous distraire !

Bon week-end à tous.