23 octobre 2013

Accidents de parcours, vies déroutées








Rentrée littéraire oblige, je reviens vous parler de trois romans étrangers diablement séduisants, roués, savamment menés et brillamment écrits, qui ont en commun de distiller avec talent le venin subtil de l’angoisse. Mon premier, Esprit d’Hiver, est le dernier roman de Laura Kasischke, romancière américaine qui excelle à dépeindre ces atmosphères ouatées et somnolentes des vies américaines de la classe moyenne  qu’empoisonne souvent une angoisse indéfinissable cristallisée en pressentiment. Holly et son mari se réveillent trop tard un matin de Noël. Dehors, la neige tombe drue. Eric file chercher ses parents à l’aéroport, laissant Holly seule avec Tatiana, la fille qu’ils ont adoptée il y a treize ans après être allés la chercher dans un orphelinat sibérien. Rapidement, la neige devient blizzard, les coupant du monde et empêchant leurs invités de les rejoindre, tandis que le pressentiment d’Holly se fait insistant : «Quelque chose les avait suivi depuis la Sibérie jusque chez eux.» Tandis que le tête à tête mère fille se mue en huis-clos imprévisible et menaçant, Holly se remémore ses deux visites à l’orphelinat Pokrova n°2, et ces souvenirs font naître des questions insidieuses : l’orphelinat est-il seulement ce lieu déshumanisé, loin du monde clinquant des gens heureux, où son mari et elle tombèrent amoureux de leur petite fille, tout comme le conte de fées a besoin de commencer dans l’obscurité et la fange pour mieux souligner le miracle d’une fin heureuse ? Ou est-il plutôt une part inamovible de l’enfant qu’ils ont arrachée treize ans plus tôt à ses couloirs sinistres et glacés, pleins de secrets et de fantômes, quelque chose qui les aurait suivis tel un esprit mauvais s’insinuant dans l’existence douillette et heureuse offerte à celle qui devenait leur enfant, existence censée effacer le mystère sordide de sa première vie dont ils ignoraient tout ? Jusqu’à quel point un enfant adopté et passionnément aimé est-il nôtre ? Ce qu’il est nous échappe-t-il en définitive ? Tour à tour dérangeant et glaçant, voilà un roman qui nous tient sur son fil tendu de la première ligne à la dernière révélation, un consommé d’angoisse magistral que vient adoucir une poésie suspendue, suave et macabre, tandis que cette conteuse hors pair nous tient solidement par la main pour nous guider vers la source du malaise qui corrode et désagrège la vie aseptisée de son héroïne:

«Les infirmières de l’orphelinat Pokrova n°2 semblaient avoir fait vœu de silence. Il aurait été impossible de leur soutirer des informations par la torture, quel que soit le sujet — qu’il s’agisse des autres parents adoptifs, des autres bébés, des parents biologiques des bébés, ou de ce qui se trouvait derrière «cette porte-là» — celle qui était toujours close (et que Holly regretterait d’avoir ouverte, plus tard)— ou de ce qu’il advenait de tous ces bébés qui n’avaient pas été adoptés : 
Rien.»


 Dans Canada, Richard Ford nous attache au destin d’un adolescent arraché à une vie paisible et à ses projets par l’arrestation de ses parents, condamnés à la prison ferme pour avoir braqué une banque. Dell Parsons et sa sœur jumelle Berner ne pouvaient imaginer que leurs parents attachants et désassortis se mueraient du jour au lendemain en Bonnie & Clyde de pacotille, détruisant leur vie de famille pour un pauvre butin de deux mille dollars. Dans sa première partie, Canada se penche sur l’origine de ce désastre et interroge le virage énigmatique de deux êtres si dissemblables que seul l’amour avait pu les réunir en premier lieu pour, en s’estompant, leur rendre leur clairvoyance quant au piège qu’était devenue leur vie commune et aboutir à un constat d’impasse sentimentale et matérielle débouchant sur un acte aussi rocambolesque que le braquage d’une banque par deux amateurs. Voilà les adolescents abandonnés à leur sort et à l’indifférence de Great Falls, la petite ville où ils vivaient sans s’être vraiment assimilés. Tandis que Berner choisit de s’en aller seule vers l’inconnu, Dell passe la frontière canadienne grâce à une amie de sa mère. Commence alors un roman d’apprentissage au cœur des paysages superbes et désolés de la Saskatchewan, où Dell se construit comme il peut, affrontant des abîmes de solitude que rythment la plainte désolée du vent glacial et les coups de fusils des chasseurs. Recueilli par Arthur Remlinger, personnage insondable et ambigu, Dell ressent une fascination mêlée d’angoisse pour ce bon samaritain au passé opaque et aux troubles fréquentations qu’il voudrait voir comme son protecteur dans cet univers d’hommes brutaux et dangereux. Traversé du souffle des plus grands romans américains, Canada prend le temps d’installer atmosphères et personnages, donne la sensation de l’écoulement du temps, restitue la densité de l’errance et du désenchantement au sein d’une intrigue qui n’oublie jamais d’être captivante et se lit comme un page turner.

«Ce qu’on a fait, ce qu’on n’a pas fait, ce qu’on a rêvé de faire, un beau jour tout se rejoint.»



Finissons en beauté avec Comme les amours, roman hitchcockien et vertigineux de Javier Marias, romancier madrilène qui ausculte comme personne les ressors psychologiques des êtres et la manière dont nos conjonctures, nos aspirations, nos pensées et nos désirs les plus insaisissables influencent le cours de nos vies, déclenchant accidents et drames comme autant d’ailes de papillons. Chez Javier Marias, les personnages sont des êtres en changement perpétuel, et si nous les trouvons inconséquents ou infidèles ce n’est qu’un raccourci, un défaut d’attention de notre part. Dans Comme les amours, une éditrice madrilène s’attache au «couple parfait» qu’elle observe chaque matin en prenant son petit déjeuner dans une cafétéria. Un jour, elle apprend que le mari est mort, lardé de coups de couteau en pleine rue. Ce drame l’autorise à entrer dans la vie de sa veuve et à quitter son rôle de spectatrice. Elle y fait la connaissance de Javier Diaz-Varela, un ami du défunt qui veille sur sa femme et ses enfants. L’éditrice noue une liaison avec Javier qui lui confie être amoureux de la veuve et attendre le pied ferme qu’elle se console de son deuil. Le soupçon lui vient alors que cet amoureux transi a peut-être joué son rôle dans la mort du mari. Autour de cette intrigue presque policière, ce romancier à l’intelligence virtuose articule une réflexion passionnante sur l’amour et la mort, la place des morts dans la vie des vivants, revisite brillamment Le Colonel Chabert et dialogue au passage avec Dumas et Shakespeare. Un exercice romanesque de haute voltige qui tient toutes ses promesses :


«Les morts doivent rester à leur place et rien ne doit être rectifié. Nous nous permettons de les regretter parce que nous pouvons le faire en toute sécurité  : nous avons perdu telle personne, et comme nous savons qu’elle ne va pas réapparaître ni réclamer le lieu qu’elle laissa vacant et qui fut occupé sans retard, nous sommes libres de désirer ardemment son retour.»


A bientôt, et belles lectures !


Gaëlle Nohant