7 mai 2013

Le Gardien invisible, ou la puissance des racines






«L’enquête devait avancer, et Amaia regagna l’épaisseur du Baztan. Les derniers coups de griffe de l’hiver étaient plus perceptibles dans la forêt que n’importe où ailleurs. La pluie, tombée pendant toute la nuit, respectait maintenant une trêve laissant l’air froid et lourd, fécondé par une humidité qui transperçait les vêtements et les os, la faisant frissonner, malgré la grosse doudoune en plume que James l’obligeait à porter. Les troncs, noircis par l’excès d’eau, brillaient sous le soleil incertain de février comme la peau d’un reptile millénaire. Les arbres qui n’avaient pas perdu leurs manteaux resplendissaient d’un vert usé par l’hiver, dévoilant sous la brise légère le reflets argentés de leurs feuilles. La présence de la rivière se devinait en bas de la vallée, serpentant entre les bois, témoin muet de l’horreur dont l’assassin ornait ses rives.»


Je dirais qu’un bon polar, c’est d’abord une atmosphère qui rend l’histoire singulière et fait qu’elle n'est pas «une histoire de serial killer parmi tant d’autres.» Si je vous dis Millénium, vous pensez à des étendues de neige, à des cabanes de bois où l’on traque des secrets macabres en se faisant réchauffer un café, à des lacs miroitants tels des regards de jeunes filles perdues. Dans le Gardien Invisible, de la jeune romancière espagnole Dolorès Redondo, il est question d’une forêt, et d’une rivière, dans un coin de terre basque où les superstitions demeurent profondément enracinées. C’est une petite communauté où tout le monde se connaît, où les rumeurs vont bon train et où les filles un peu trop libres, si elles ont la peau claire et sans taches, sont appelées belagiles : sorcières. Un pays âpre comme son climat, où les hommes doivent travailler durement, et souvent partir loin, laissant derrière eux des matriarches dures au mal qui élèvent les enfants et font parfois tourner l’usine. 
Ces femmes de caractère, parfois dures mais aussi fécondes et lumineuses, transmettent aussi bon gré mal gré l’héritage des névroses familiales, l’ombre portée des secrets enterrés au fond de la mémoire et les légendes qu’elles ont elles-mêmes, en leur temps,  «tété avec l’enfance». 

Dans ce village nommé Elizondo, plusieurs jeunes filles sont retrouvées assassinées, leurs corps disposés en un rituel macabre très particulier qui évoque les postures des vierges : bras écartés, cheveux dénoués, mains ouvertes vers le ciel. Pour traquer ce tueur en série, on fait appel à l’inspectrice Amaia Salazar, d’une part parce qu’elle est douée, d’autre part parce qu’elle est originaire de ce village. Cette promotion qui lui vaut la jalousie de ses collègues se révélera un cadeau empoisonné, à la manière de cette belle pomme rouge que la sorcière offre à Blanche Neige dans une autre histoire de forêt. Car l’inspectrice Salazar est une femme complexe qui cache des blessures béantes dont le symptôme principal est une incapacité à concevoir un enfant avec son mari adoré, un artiste américain. Cette enquête va la forcer à se confronter à tous les fantômes qu’elle s’est appliquée à fuir toute sa vie : fantômes du passé, et fantômes bien vivants des êtres qu’elle a laissés en quittant Elizondo pour se réinventer ailleurs. 

Au fil de l’enquête, les cauchemars qui hantent ses nuits se font de plus en plus obsédants et la fragile frontière entre le réel et le magique s’estompe jusqu’à la faire douter de sa propre raison, tandis que l’enquête s’oriente autour d’un tueur qui aurait revêtu les atours mythologiques du basajaun, sorte de faune gardien de l’équilibre des forêts. Amaia, qui reste cette petite fille qui avait «le don de percevoir le mal», redevient poreuse à ces croyances surnaturelles que repousse son esprit rationnel en même temps qu’elle doit affronter son enfance, qui comme chacun sait, est le lieu des violences les plus primitives. Robert Goolrick disait que l’enfance est un lieu dangereux, et que si l’on devait y vivre toute sa vie on ne ferait pas de vieux os. L’enfance d’Amaia Salazar est un lieu de ténèbres où l’on retient son souffle, où le cœur des petites filles bat jusqu’à se briser. C’est pourtant dans ce lieu si redouté qu’il lui faut retourner pour permettre à son intuition de se frayer un chemin parmi les ombres. 




Le gardien invisible entraîne son lecteur au cœur d’une nature fascinante où le magique est comme chez lui, où le silence de la forêt enveloppe l’insaisissable, où il convient de ne pas effrayer l’invisible si l’on veut avoir une chance d'attraper le réel. De la Nouvelle Orléans au cœur du pays basque espagnol, la science policière se mêle au souffle des morts et au murmure de ce sixième sens qui n’est peut-être, après tout, que la faculté d’accueillir en soi cette sagesse élargie de ce qu’on ne sait nommer ni expliquer. 

«Le mal m’a obligée à revenir, les fantômes sont sortis de leurs tombes, encouragés par ma présence, et ils m’ont retrouvée.»

Ne craignez pas de vous perdre dans la forêt du Baztan. Vous ne le regretterez pas. 

A bientôt.



Gaëlle Nohant



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