En général, je préfère venir vous parler de romans, mais aujourd'hui j'ai décidé de faire une exception. C'est que je viens de faire une fabuleuse promenade dans Paris à travers le temps, suivant un guide à la fois passionnant, érudit et engagé : Eric Hazan. Son livre, L'invention de Paris, ravira non seulement les amateurs de cette ville mais aussi les amoureux de la littérature et de l'Histoire. Ce sont 481 pages bourdonnantes de vie que j'ai refermées à regret, et je ne pouvais pas ne pas vous faire partager mon enthousiasme. Alors je sais bien que la majeure partie d'entre vous préfére lire des romans, mais je vous invite à faire un petit bout de chemin avec Eric Hazan, si vous êtes d'accord. Vous avez de bonnes chaussures ?

Comme toutes les villes bâties à l'intérieur d'une enceinte, Paris s'est construite par cercles concentriques, depuis la muraille de Philippe Auguste (en 1200) jusqu'aux fortifications élevées en 1843, qu'on détruisit au lendemain de la guerre de 14-18. Sa dernière frontière — certes pas la plus esthétique ! — est matérialisée par le boulevard périphérique. Entre temps la physionomie de la ville avait maintes fois changé, de la muraille de Charles V au mur des fermiers généraux (1780), englobant au fur et à mesure les faubourgs et les villages mitoyens, jusqu'au visage composite de la ville d'aujourd'hui.

Au fil du temps, des quartiers sont morts entre la rive droite et la rive gauche de la Seine, d'autres sont nés, d'autres encore ont connu des apothéoses et des déclins, et c'est à cette balade à travers les siècles que nous convie Eric Hazan, se faisant le défenseur du vieux Paris : un Paris menacé, presque disparu, où chaque quartier avait une identité forte née de son histoire et de son peuplement.
Non qu'Hazan soit un adversaire de la modernité, pas du tout. Mais n'auriez-vous pas envie d'arpenter les vieux quartiers balzaciens, si c'était possible ? Ou de vous perdre dans le Paris de Victor Hugo, de Baudelaire ou d'André Breton ? Les grands écrivains, les penseurs illustres de notre Histoire tumultueuse furent avant tout des flâneurs amoureux de Paris. Respirez le vent de cette ville en perpétuelle métamorphose, hantez à votre tour les lieux de prédilection de Nerval, ceux où les vauriens des Misérables détroussaient les braves gens et coupaient les gorges, ceux où le narrateur de la Recherche allait cueillir ses premiers sentiments amoureux, ceux enfin que Zola parcourait un calepin à la main en quête de matière première pour ses romans : le Paris de la Bourse, celui des fortifications, cette "zone" où fleurissaient marchands ambulants et guinguettes, Le Paris chic du Faubourg-Saint-Honoré et du Faubourg-Saint-Germain, le Paris pauvre de la Courtille ou du vieux quartier des Halles, ce "ventre de Paris" débordant de victuailles près duquel s'entassaient dans les garnis les loqueteux du vieux centre-ville. Et prenez plaisir à relire, au rendez-vous d'une page, quelques lignes des Mystères de Paris, de Nadja ou des Splendeurs et misères des courtisanes sur la nuit de la ville :
" Ces rues étroites, sombres et boueuses, où s'exercent des industries peu soigneuses de leurs dehors, prennent à la nuit une physionomie mystérieuse et pleine de constrastes. En venant des endroits lumineux de la rue Saint-Honoré, de la rue Neuve-des-Petits-Champs et de la rue de Richelieu, où se presse une foule incessante, où reluisent les chefs-d'œuvre de l'Industrie, de la Mode et des Arts, tout homme à qui le Paris du soir est inconnu serait saisi d'une terreur triste en tombant dans le lacis de petites rues qui cerclent cette lueur reflétée jusqu'au ciel... En y passant pendant la journée, on ne peut se figurer ce que toutes ces rues deviennent la nuit ; elles sont sillonnées par des êtres bizarres qui ne sont d'aucun monde ; des formes à demi-nues et blanches meublent les murs, l'ombre est animée. Il se coule entre la muraille et le passant des toilettes qui marchent et qui parlent. Certaines portes entrebâillées se mettent à rire aux éclats... des ritournelles sortent d'entre les pavés... cet ensemble de choses donne le vertige."
Car arpenter le Paris historique, c'est réapprendre la nuit noire, celle que nous ne connaissons plus car des éclairages de plus en plus violents l'ont reléguée de plus en plus loin de nos villes, faisant fuir les étoiles en sécurisant les rues. Au Moyen-Âge, seules trois lanternes éclairaient la nuit de Paris : une bougie au cœur du terrifiant cimetière des Innocents (que hante François Villon), une lanterne à la tour de Nesles et une à la Conciergerie. Vous imaginez cela ? Une ville noire, trois petites flammes de rien du tout pour se protéger des ombres animées, souvent malveillantes, dont parlait Balzac ? Au XIXème siècle, les abords du Luxembourg sont encore des chemins de terre cernés d'arbres où se perdent les imprudents avant d'y faire de mauvaises rencontres, et derrière les murs du cimetière Montparnasse, on assassine chaque nuit.
Mais d'abord, que savez-vous de Paris ? Savez-vous qu'au coeur du quartier du Marais, François 1er donnait des combats de lions dans le parc de son hôtel Saint-Pol ? Que dans le Sentier, déjà dévolu au commerce des étoffes au XVIIIème siècle, se trouvait la plus grande Cour des Miracles de Paris, tellement dangereuse que lorsqu'on voulut y percer une rue qui la traverserait de part en part, en 1630, les maçons furent assassinés avant d'avoir pu faire aboutir le projet ? Que le fameux gibet de Montfaucon où François Villon fut pendu, après sa mère, se trouvait sur l'emplacement actuel des Buttes-Chaumont ? Que toutes les innovations du XIXème siècle, telles les premières terrasses de cafés et l'éclairage au gaz, furent testées sur les grands boulevards parisiens ?

Eric Hazan déteste la façadisation, cette invention moderne qui, dit-il, "consiste à conserver (plus ou moins) la façade d'un bâtiment et à le vider comme une volaille pour y installer des plateaux de bureaux. Un bâtiment façadisé est au bâtiment d'origine ce qu'est un animal empaillé à sa forme vivante." Mais il en a surtout après le baron Haussmann... ce ministre de Louis Napoléon Bonaparte redessina le visage de la capitale non seulement à des fins de modernisation, mais pour en éradiquer le cœur rebelle, ce Paris des barricades qu'il haïssait de tout son cœur. Il rasa cette partie du Boulevard du Temple qu'on appelait le "Boulevard du Crime", et où la populace venait se distraire en regardant les attractions foraines et admirer le mime Debureau depuis le fond du "paradis". Ce quartier populaire fut détruit sans merci mais il subsiste dans l'imaginaire grâce à la littérature et au film de Marcel Carné, les Enfants du Paradis.
Haussmann fit surtout raser avec jubilation les rues de la colère, celles du quartier Saint-Merri, des alentours de la Bastille et de la Place de la République. Il effaça de la terre la petite rue Transnonain où l'on s'était battu en 1832, lors de ces émeutes qui sont la toile de fond des Misérables. La petite rue Transnonain où les soldats du parti de l'Ordre firent irruption dans les immeubles et massacrèrent des familles entières, sur l'ordre du Général Bugeaud, parce qu'un coup de feu avait été tiré d'une fenêtre et que ces messieurs, quand il s'agissait de répression, avaient peu de scrupules...

L'urbanisation procédant toujours d'une volonté politique, les rues de Paris furent élargies pour permettre aux régiments d'y défiler plus commodément... C'est ce qu'on appelle un "embellissement stratégique", et les premières victimes en furent ces rues de la rebellion. Quant au quartier latin, jamais le dernier quand il s'agissait de contester le pouvoir en place, on lui laissa en souvenir un avertissement des plus éloquents :
"A qui, parmi ceux qui traversent aujourd'hui la place Saint-Michel, les figures de la fontaine, entourées de canettes de bière et de Coca Cola, ont-elles encore quelque chose à dire ? Qui serait capable de déchiffrer historiquement cette allégorie pour touristes, de reconnaître que l'archange à l'épée pointée sur le dos de Satan devait à l'époque représenter le triomphe du bien sur le mauvais peuple de juin 48 ? Mais à l'ère des insurrections, au seuil de l'arrondissement rebelle, cette statue avait un sens dépourvu d'équivoque. Chacun savait que ce saint Michel symbolisait le Second Empire écrasant le démon de la révolution et que la rue Saint-Jacques et le Quartier Latin pouvaient reconnaître leur image dans la bête infernale jetée au sol." (Dolf Oehler : 1848, Le spleen contre l'oubli)

A ceux qui répondraient que l'esthétique est à ce prix, je répondrai avec Eric Hazan, sans dénier aux immeubles hausmanniens leur élégance, que la beauté se nichait aussi dans ce fouillis des vieux immeubles, dans cette coexistence de maisons populaires et de vénérables hotels particuliers, dans ces "passages de Paris" aujourd'hui oubliés où l'on flânait en bonne compagnie et refaisait le monde. Haussmann n'a pu aller au bout de TOUS ses projets et j'en suis heureuse, car il avait celui de percer une rue à partir du Louvre qui aurait détruit sur son passage les deux monuments de Paris que j'aime le plus... mais je laisse Victor Hugo vous en parler mieux que moi :
" Le vandalisme a son idée à lui. Il veut faire tout à travers Paris une grande, grande rue. Une rue d'une lieue ! Que de magnifiques dévastations chemin faisant ! Saint-Germain-l'Auxerrois y passera, l'admirable tour de Saint-Jacques-de-la-Boucherie y passera peut-être aussi. Mais qu'importe ! Une rue d'une lieue !... une ligne droite tirée du Louvre à la barrière du Trône !"
Mais, conclut Hazan, "Haussmann, qui était protestant, refusa le projet, craignant que la destruction de Saint-Germain-l'Auxerrois fût interprétée comme une revanche de la Saint-Barthélémy, dont le signal fut donné, dit-on, par les cloches de cette église."
C'est toujours à coups de symboles que l'on se bat, que l'on enterre certains pans du passé pour que l'avenir sorte de terre... Symbole contre symbole, drapeau contre drapeau. Ainsi, la révolution de 1848 fut l'affrontement des symboles : le drapeau tricolore, icône de la Révolution mais également de l'Empire, de la répression des barricades de 1830, contre le drapeau rouge que brandissaient les ouvriers révoltés descendus des faubourgs Saint-Antoine et Saint-Marceau, de Ménilmontant, de Montmartre et du quartier Popincourt, de la Butte-aux-Cailles où le sang de la Commune est à présent séché mais où demeure un écho qui serre encore le cœur au promeneur qui sait entendre.

Eric Hazan aime passionnément ces collines de la ville, ces faubourgs populaires où souffla tant de fois le vent salutaire de la révolte d'un peuple à qui on confisquait toutes ses révolutions. Il leur consacre une partie de son livre, appelée "Paris rouge", de 1830-1832 où Gavroche alla mourir au milieu des étudiants et des ouvriers de la rue de la Chanvrerie à juin 1848, où les barricades furent noyées dans le sang par ceux-là-même qui s'étaient faits les champions de la République.

En juin 48, on fusillait au Luxembourg des prisonniers qui s'étaient rendus et il fallut fermer le jardin durant deux semaines pour laisser le temps à la pluie d'en laver les flaques de sang. La deuxième République ne survécut pas longtemps à ces épisodes sinistres où elle avait fait massacrer sauvagement tous ce "rebut populaire" aux côtés duquel elle s'était battue sur les barricades de 1830. Et Victor Hugo n'économisa ni son souffle ni sa plume, peut-être pour expier (comme le pense l'auteur) sa complicité avec les forces de répression lors des journées de juin, pour défendre ces Misérables qu'on écrasait à chaque convulsion de la société :
"Il y a dans Paris, dans ces faubourgs de Paris que le vent de l'émeute soulevait naguère si aisément, il y a des rues, des maisons, des cloaques, où des familles, des familles entières vivent pêle-mêle, hommes, femmes, jeunes filles, enfants, n'ayant pour lits, n'ayant pour couvertures, j'ai presque dit pour vêtements que des monceaux infects de chiffons en fermentation, rammassés dans la fange au coin des bornes, espèces de fumier des villes, où des créatures humaines s'enfouissent toute vivantes pour échapper au froid de l'hiver..."
Les collines et les faubourgs de Paris étaient peuplés d'immigrés venus par couches successives fuir la misère et les persécutions ; tels ces Polonais qui comptèrent parmi les chefs de la Commune, y trouvant une mort héroïque et poignante. Plus tard, leurs descendants vinrent grossir les rangs de l'Armée des Ombres tandis que les "quartiers chics", les grands Boulevards, les Champs-Elysées — où l'on avait préféré pactiser avec les Prussiens contre les Communards, dessinaient les contours du Paris de la Collaboration. Bien évidemment on trouvait aussi des Résistants dans le quartier de l'Etoile et tout n'est pas si tranché, mais cette géographie de l'engagement n'en est pas moins intéressante. Et il est certain que ces immigrés — que certains voyaient déjà comme des foyers épidémiques à circonscrire ou à éliminer — n'hésitaient jamais à verser leur sang pour une certaine idée de la dignité, de la liberté et de la fraternité humaines. Aujourd'hui où il est à la mode de récupérer les grandes figures de la rebellion populaire, je pense que se pencher un peu sur cette histoire-là ne fait pas de mal. Car l'Histoire appartient à tous et il serait fort dommage de l'abandonner aux idéologues...

"Paris des flâneurs" clôt la balade d'Eric Hazan, même si en réalité elle n'a pas de fin et appelle d'autres circonvolutions, sur les pas de tous ces illustres promeneurs. A commencer par Balzac, dont Théophile Gauthier écrivait :
"Comme il aimait et connaissait ce Paris moderne dont en ce temps-là les amateurs de couleur locale et de pittoresque appréciaient si peu la beauté ! Il le parcourait en tous sens, de nuit et de jour... Il savait tout de sa ville chérie ; c'était pour lui un monstre énorme, hybride, formidable, un polype aux cent mille bras qu'il écoutait et regardait vivre, et qui formait à ses yeux comme une immense individualité. Chacun a pu le rencontrer, surtout le matin, lorsqu'il courait aux imprimeries porter la copie et chercher les épreuves.[...] Personne n'eût jamais tenté de prendre pour un inconnu vulgaire ce gros homme qui passait, emporté par son rêve comme par un tourbillon."
Ou Victor Hugo, dont Baudelaire, autre flâneur compulsif, s'étonnait qu'il pût concilier les exigences de son travail assidu et son goût pour les promenades, quand lui-même se sentait enchaîné à sa flânerie comme un ivrogne à sa bouteille. Baudelaire, silhouette élimée et tourmentée qui cherchait dans ses longues marches à travers la ville cet inattendu qu'espérait aussi André Breton, arpentant des années plus tard le boulevard Bonne-Nouvelle. Baudelaire, qui élaborait ses poèmes en marchant et qui définit à merveille l'attraction de tous ces esprits curieux, clairvoyants, artistes, pour le cœur battant de la Ville:
" Pour le parfait flâneur, pour l'observateur passionné, c'est une immense jouissance que d'élire domicile dans le nombre, dans l'ondoyant, dans le mouvement, dans le fugitif et l'infini. Être hors de chez soi, et pourtant se sentir partout chez soi ; voir le monde, être au centre du monde et rester caché au monde, tels sont quelques-uns des moindres plaisirs de ces esprits indépendants, passionnés, impartiaux, que la langue ne peut que maladroitement définir... L'amoureux de la vie universelle entre dans la foule comme dans un immense réservoir d'électricité. On peut aussi le comparer, lui, à un miroir aussi immense que cette foule ; à un kaléidoscope doué de conscience, qui, à chacun de ses mouvements, représente la vie multiple et la grâce mouvante de tous les événements de la vie."
Il est temps de nous séparer, de refermer ce livre, de laisser toutes ces silhouettes se confondre dans la brume : Eugène de Rastignac, la Duchesse de Guermantes, le voyou Montparnasse et le Général Lamarque, Tocqueville, Delescluze et Louise Michel, Huysmans et Robert Desnos, dont l'ombre vagabonde hante encore sûrement, à l'heure des ténèbres, l'ancien quartier Saint-Merri qu'il aimait tant.
A bientôt !
