Ce soir j'avais envie de vous parler des domestiques, ceux d'autrefois, ceux que toute "bonne famille" se devait de posséder en nombre, tout en se plaignant amèrement que "de nos jours, on ne parvienne plus à être servis correctement." Il se trouve que c'est un sujet qui me touche de près, si l'on peut dire, car si je remonte dans mon arbre généalogique, au moins une partie de cet arbre, je ne dégotterai pas beaucoup de domestiques, mais un nombre très respectable d'employeurs... cette relation très particulière, ambiguë à souhait, m'a toujours interrogée et révoltée, même si, de mon temps, ces choses relevaient déjà du passé, et que je n'ai jamais vu un domestique dans mon environnement. Mais enfin, certaine tragédie familiale m'étant parvenue par un canal inexplicable et m'ayant longtemps hantée (pour les petits curieux, un texte qui en parle figure dans mon annexe), je me suis toujours sentie du côté de ces êtres qu'on achetait peu cher, qui se devaient d'être invisibles mais corvéables à merci, de n'avoir aucune vie privée, pas d'autre famille que celle de leurs patrons, et qu'on a relégués, au XIXème siècle, dans les sixièmes étages, les combles accessibles par les seuls escaliers de service, bref aussi loin que possible du regard des bonnes gens. La condescendance, le mépris, l'autoritarisme, le sadisme, le renvoi, étaient les armes du maître et de la maîtresse de maison. Comme nous le verrons, les domestiques avaient développé leurs propres ripostes. Insuffisantes la plupart du temps. Mais leur pouvoir était réel : ils avaient des yeux et des oreilles. Ils s'en servaient. On les maltraitait à haute voix ou en sourdine, peu à peu ils en prenaient conscience et se vengeaient. Ainsi, le fameux leitmotiv selon lequel "on n'était plus servis correctement" devint de plus en plus fondé au cours de ce XIXème siècle où les domestiques cessèrent d'être transparents, d'être des non-personnes, au point qu'on devînt gêné de leur présence, tout en étant incapables de se passer d'eux. Au XVIIIème, nous apprennent les historiens, une duchesse pouvait se baigner nue devant un valet, cela n'avait aucune importance, un domestique à ses yeux était purement utilitaire, il n'était pas sexué. Mais le XIXème siècle fut celui de la conquête de l'intimité, du secret. La violence régnait souvent, plus ou moins sourde, dans les demeures altières et feutrées, mais il n'était pas question que ça transpire à l'extérieur. Et cela transpirait, à travers la domesticité. Les maîtres classaient le personnel en catégories, rebaptisaient leurs gens, niant ainsi leur identité ; les valets et les bonnes se moquaient des travers des maîtres, riaient en soupente des maris cocus et des déconvenues sociales de bourgeoises visant les sommets de la société sans jamais les atteindre. Tout cela existait déjà dans les siècles précédents, les comédies de Molière en regorgent, parmi tant d'autres, mais au XIXème siècle les serviteurs devinrent des intrus dont il fallait se méfier en les surveillant sans cesse.
Comme d'habitude, je ne prétends pas être exhaustive, et heureusement car vous me connaissez, une fois lancée... je ne sais pas faire court ! Je me contenterai donc de vous parler de trois romans et deux films. S'y entremêlent tous les versants du rapport maîtres-valets, des plus caustiques aux plus sombres, de la tristesse des gens volés de leur vie à la chaleur des relations qui se nouaient au sein des familles les plus rigides, notamment entre les domestiques et les enfants mal aimés — ou aimés de loin — de la maison.
Tout d'abord, un de mes romans favoris, que je conseille chaudement à tous ceux et celles qui n'ont pas encore eu le bonheur de le lire. Quels petits veinards. Il s'agit de Captive, de Margaret Atwood. Il raconte l'histoire d'une servante, Grace Marks, qui fut condamnée en 1859 à perpétuité, au Canada, pour le double meurtre de son patron, M. Thomas Kinnear et de sa femme de charge, Nancy Montgomery. L'histoire commence lorsqu'un médecin aliéniste un peu particulier, Simon Jordan, décide de faire de cette femme un sujet d'enquête. La plupart des aliénistes ont considéré que Grace Marks était une menteuse et une simulatrice pleinement responsable de ses actes, elle a été enfermée un temps à l'asile, mais au moment où ce médecin entre dans sa vie, elle est devenue une pensionnaire modèle que la bonne société reçoit et emploie à de menus travaux de broderie, poussée par un voyeurisme disculpé par la "charité" : on veut voir la célèbre criminelle de ses chastes yeux, en grignotant quelques gateaux secs.Grace est encore jeune. Elle est belle et triste. Peut-être est-elle une simulatrice, peut-être une victime. Le docteur Jordan s'est donné la tâche de le définir. Il va entendre la longue confession de cette femme, de plus en plus fasciné par elle, en proie au doute, à la violence de ses propres sentiments. Mais pour comprendre Grace Marks, et comment elle en est arrivée à noyer sa propre vie dans le sang, il faut écouter l'histoire depuis le début : gamine grêle et famélique, énième rejetonne d'une famille de loqueteux irlandais dont le père boit le maigre salaire et ferme les bouches affamées avec des coups, elle embarque un beau jour avec sa famille pour le Canada, reléguée avec les pauvres, au milieu des épidémies et des cadavres qui jonchent la traversée. Sa mère meurt en route, sa mère perpétuellement enceinte, comme atteinte d'une longue maladie de gestation. Les aînés s'étant enfuis de diverses manières, Grace, à 12 ans, est sommée par son père de se placer comme domestique. Sa sœur de neuf ans s'occupera des autres mômes. Voilà le contexte, au moment où elle est admise chez les Parkinson, suite à un examen par Madame Gentil, la femme de charge, et dont voici quelques extraits :
" Mme Gentil me regarda, la bouche pincée, et déclara que j'étais très efflanquée, qu'elle espérait que je n'étais pas malade et de quoi ma mère était-elle morte ; Mme Burt répondit que ce n'était rien de contagieux, j'étais juste un peu petite pour mon âge, je n'avais pas terminé ma croissance, mais j'étais très noueuse et elle m'avait vu charrier des piles de bois exactement comme un homme.
Mme Gentil prit ça pour ce que ça valait, esquissa une grimace et demanda si j'avais mauvais caractère, étant donné que c'était souvent le cas avec les rouquins ; Mme Burt répliqua que j'avais le caractère le plus aimable qui soit au monde et que j'avais enduré tous mes malheurs avec la résignation chrétienne d'un saint.[...]
Madame Gentil hésita alors, comme si elle faisait des additions dans sa tête ; puis elle demanda à voir mes mains. Peut-être voulait-elle voir si c'étaient des mains de quelqu'un qui travaillait dur ; mais elle n'avait pas besoin de se tracasser, elles étaient aussi rouges et rugueuses que possible et elle parut satisfaite. On aurait crû qu'elle achetait un cheval ; je fus surprise qu'elle ne demandât pas à regarder mes dents, mais je suppose que si vous payez des gages vous voulez en avoir pour votre argent."
Voilà Grace embauchée. Elle se fait vite une amie, Mary Whitney, fille charmante dotée d'un sacré tempérament. Elles partagent la même soupente où il fait chaud l'été et un froid glacial l'hiver, l'étage des domestiques n'étant jamais chauffé. Mary la prend sous son aile et lui apprend la vie, l'emmène voir les prostituées, dont le destin est si proche des leurs, car cet état sera leur dernière chance de survivre en cas de renvoi. Elles ne sont que des sœurs moins fortunées. Au contact de Mary, la petite Grace trouve sagesse et consolation :
" [...] Elle disait qu'être servante c'était comme tout le reste, qu'il y avait dans ce métier un truc que beaucoup n'apprenaient jamais, et que tout était dans la façon de regarder les choses. Par exemple, on nous avait toujours dit d'utiliser l'escalier de service pour ne pas se mettre sur le passage de la famille, mais, en vérité, c'était le contraire : le grand escalier était là pour que la famille ne se mette pas sur notre passage. Ils pouvaient monter et descendre le grand escalier en traînassant dans leurs habits luxueux et leurs colifichets, pendant que le vrai ouvrage se déroulait derrière leur dos sans qu'ils se prennent les pieds dedans, et fourrent leur nez partour, et embêtent le monde. C'étaient des créatures molles et ignorantes, bien que fortunées, et la plupart d'entre eux, même tout près de se geler les orteils, étaient incapables d'allumer un feu, parce qu'ils ne savaient pas s'y prendre, et c'était un miracle qu'ils puissent se moucher ou se torcher le derrière, vu qu'ils étaient par nature aussi inutiles qu'une bite sur un prêtre — si vous me permettez l'expression, monsieur, c'est comme ça qu'elle l'a formulée — et que, s'ils devaient perdre tout leur argent demain et se retrouver à la rue, ils ne seraient même pas fichus de gagner leur vie avec d'honnêtes putasseries, car ils ne sauraient pas ce qui allait dedans ni où et ils finiraient par la fourrer — je ne dirai pas quoi — dans une oreille. [...]
En définitive, affirmait-elle, c'étaient nous les plus fortes, parce que c'étaient nous qui lavions leur linge sale et que nous savions dont beaucoup de choses sur eux, alors qu'ils ne lavaient pas le nôtre et ne savaient rien du tout sur nous. Et il y avait peu de secrets qu'ils pouvaient cacher à leurs domestiques."
Il semble qu'une telle sagesse n'ait pas suffi à protéger l'avisée Mary Whitney, qui finira mal, mourant des suites d'un avortement pratiqué par un boucher payé quelques dollars par le beau garçon de la maison qui l'a engrossée. Mais elle avait percé une vérité fondamentale : les patrons redoutaient leurs domestiques davantage que les larbins avaient peur des maîtres. Ils avaient éloigné la valetaille, mais ce qui pouvait bien se passer dans les fameux sixièmes étages hantaient les maîtresses de maison, les commérages les faisaient frémir, car ils circulaient d'une maison à l'autre, faisant et défaisant les réputations. Les femmes de chambres recueillaient les confidences des jeunes filles bien nées, ces secrets que leurs mères brûlaient de connaître sans y parvenir. Elles s'unissaient aux valets de pied, aux cochers, aux cuisinières, pour dévoiler en riant sous cape les travers de leur vie conjugale, les égarements neurasthéniques des grandes bourgeoises, les frasques des comtesses, l'alcoolisme ou la syphillis des hommes qui tenaient le haut du pavé, les tares génétiques qu'il fallait cacher à tout prix, sous peine de ne jamais marier ses enfants.
A ce stade, je vous laisse découvrir seuls la suite de la captivante histoire de Grace Marks, pour vous offrir un petit bijou cinématographique : "Gosford Park" de Robert Altman. Qu'il faut voir en version originale pour savourer les accents des uns et les autres (de plus, l'un des nœuds de l'histoire tient à la véracité d'un accent ! mais chut !... Je ne vous ai rien dit !), car les serviteurs, les nobles fin de race et les parvenus vont s'y côtoyer durant une partie de chasse dans une de ces demeurs immenses où l'on se perd dans les couloirs, et où chaque domestique porte le nom de son maître, "pour simplifier les choses".
Dans ce film caustique et amer, chaque réplique fait mouche, ce qui n'est pas le cas des balles de ces messieurs quand ils tirent au fusil. Le maître de maison finira assassiné, mais là n'est pas l'intérêt, ou si peu. Il s'agit de la confrontation de trois mondes : en premier lieu celui des valets, qui savent être aussi snobs que leurs patrons, mépriser la petite bourgeoise dépourvue de bonne et son époux furieux de s'être mésallié pour l'argent... mais aussi pleurer sur leurs vies dépossédées. Une des deux femmes qui règnent sur le troupeau de la domesticité avoue en substance : " Ma vie ? Je n'ai pas de vie. Je suis la domestique parfaite, vous ai-je dit." Ensuite, celui des aristocrates, les vrais, dont la vie est bien morne, faite de rancunes vieillies en fûts, d'hypocrisie, d'amours ancillaires, de cynisme, de mesquineries et de blessures d'amour propre. Et enfin, celle des parvenus hollywoodiens : un des parents de la famille est un acteur célèbre, mais ici il n'est qu'un hystrion déconsidéré, un amuseur qui ne séduit que la valetaille, qui seule a vu et aimé ses films. Il est escorté d'un producteur hollywoodien qui prépare un film sur "ces gens-là", et que tous méprisent. Il y a une façon de vous redemander sans cesse votre nom qui est un crachat enrobé de politesse... Les acteurs sont parfaits, la partition est dirigée de main de maître par Robert Altman, des pointures comme Derek Jacobi, Alan Bates, Kristin Scott Thomas, Emily Watson, Clive Owens ou Helen Mirren s'y affrontent dans un ballet cruel, policé et décadent qui vous séduira, je vous le promets. On se régale, mais on finit la gorge serrée. Je ne vous en dis pas plus...
Restons la gorge serrée, c'est préventif, pour le film suivant, "Les blessures assassines" de Jean-Pierre Denis, et quittons l'Angleterre pour la province française : le village de Marigné, où deux petites filles sont traînées de force à l'orphelinat du Bon Pasteur par une mère tyrannique et possessive : Elles s'appellent Emilia et Christine Papin, l'aînée a 14 ans, la cadette 8 ans. Emilia deviendra sœur, une "vocation" pour le moins dirigée par des nonnes acariâtres comme on les aime, et Christine sera arrachée à l'établissement avant de subir le même sort, parce que sa mère déteste encore plus les curés que cette enfant-là, et qu'elle ne se laissera pas voler la seconde : "Tu iras trimer chez les autre, comme moi !" lance-t-elle à cette petite Christine qui cache sous une détermination de fer une panique d'être abandonnée, elle qui a été abandonnée par son père, par sa mère qui ne l'aime guère, par sa tante Isabelle qui fut un temps l'unique recours mais a fini par se marier, par sa sœur Emilia qui dorénavant appartient au couvent et a tiré un trait sur ses sœurs. Car il y a trois sœurs. Une troisième, encore petite, attend à la maison son tour d'aller servir : elle est la préférée, la protégée de sa mère. Elle s'appelle Léa, et Christine — qui pourrait en être légitimement jalouse — l'aime d'un amour farouche, sacrificiel, exclusif. Cette enfant est la seule personne qui lui reste au monde. Sa mère est son ennemie. Mais voilà qu'à peine retrouvées elles se séparent, Christine est placée comme domestique pour la première fois, chez des bourgeois qui la sonnent pour un oui pour un non : L'épouse : " Alors, qui avait raison ?" Lui : "Ah, j'aurais juré qu'elle était blonde. Je conviens de mon erreur, pour moi, elle était blonde ! Vous pouvez disposer, Zéphyrine." Puis, à sa femme : "Je trouve ça charmant, Zéphyrine !"Christine en tire plus loins, pour elle-même, l'amère conclusion : " Aide-moi Emilia, j'y arriverai jamais. C'est ça, être une bonne, servir de torchon aux autres et même plus savoir son nom?"

Pourtant, elle veut que sa sœur la rejoigne chez un autre employeur, qui les acceptera ensemble. Elles n'ont guère le choix d'une profession. Elles sont pauvres, et dépendantes de leur mère, qui règne sur elles par un éternel chantage affectif.
Ce film est une blessure qu'on éprouve de bout en bout, en en connaissant la fin : car peu de gens ignorent encore l'histoire tragique des sœurs Papin, qui assassinèrent dans une grande violence (les battant à mort, leur arrachant les yeux), le soir du 2 février 1933, rue Bruyère au Mans, leur maîtresse et sa fille, Mme et Mademoiselle Ancelin, femme et fille d'avoué. Christine fut condamnée à mort, puis à perpétuité, Léa fit de la prison. Leur crime fut une déflagration qui secoua la France entière, embrasa les intellectuels qui y virent une revanche sociale, les psychiatres qui y lurent les signes de l'emprise de Christine sur Léa et les effets barbares d'une schizophrénie inconsciente. On écrivit des essais, des romans, des pièces de théâtre sur les sœurs criminelles. On tourna des films (la cérémonie de Chabrol en est inspiré) On n'épuisa pas le sujet. Le film est une réussite, porté de bout en bout par deux actrices de grand talent : Sylvie Testud et Julie-Marie Parmentier. Comme pour Captive, comme pour Gosford Park, l'intérêt ne réside pas dans le "whodunit", mais dans la question qui taraude le lecteur, le spectateur : comment en est-on arrivé là ? La réponse est à la mesure de la question, et reste mystérieuse, car il est tant de réponses, tant de petites flèches prises en plein cœur, jour après jour, par ces filles à qui on ne pardonne pas le plus petit accroc, le moindre retard, un peu de sel renversé. Il y a bien sûr la fragilité psychique de Christine, sa paranoïa grandissante (ou sa lucidité ?), mais cette paranoïa n'est pas apparue sans cause. Cette "perle" a passé sa vie à être épiée, d'abord par des religieuses sévères, puis par des patrones intraitables, enfin à travers l'œilleton d'une cellule de prison ou d'asile psychiatrique. Désespérément seule et interdite du plus modeste bonheur terrestre.
Il faut voir le film avec l'éclairage supplémentaire de la passionnante enquête documentaire de Claude Ventura, En quête des sœurs Papin, qui ressuscite toute une époque, et livre des scoops précieux sur cette affaire dont bien des pans restent dans l'ombre, mystérieux à jamais, parce que seules les sœurs Papins savaient ce qui s'était vraiment joué entre elles et leurs patronnes ce soir-là, et les sœurs ne dirent que ce qu'elles voulaient, ou restèrent muettes... tant il est vrai, comme l'écrit Margaret Atwood, que si les domestiques n'ignoraient rien des petits secrets honteux de leurs maîtres, eux restaient de vivantes énigmes pour ces notables qui les scrutaient et les craignaient.

Il y avaient aussi des mal intentionnés et des manipulateurs de talent chez les domestiques, naturellement ! Je n'oublierai jamais la terrible Madame Danvers de Daphné du Maurier, sa silhouette menaçante, de noir vêtue, poussant l'héroïne au suicide du bord vertigineux d'une fenêtre de Manderley, demeure bien peu accueillante, hantée par le fantôme de Rebecca.

Dans le même genre, je vous conseille ce soir Aurora Floyd, roman écrit par la romancière
victorienne Mary Elisabeth Braddon, qui dessine avec audace et talent une intrigue très prenante dont l'héroïne, la belle Aurora, petite fille riche et gâtée, a commis par le passé une de ces erreurs que la société ne pardonne pas. Elle parvient à épouser un homme bon, et qui l'aime, mais plus dure sera la chûte, et elle sera hâtée par deux domestiques qui haïssent la jeune femme : un simplet qu'elle a cravaché un jour parce qu'il avait battu son chien préféré, et Madame Powell, veuve d'un enseigne et femme de charge aigrie et perverse. La jeune femme, du haut de sa beauté, de sa jeunesse et de son bonheur conjugal, se croit hors d'atteinte. Mais l'auteur nous met en garde contre ces faux semblants dès le premier tiers du roman :" Souvenez-vous de ceci, maris et femmes, pères et fils, mères et filles, frères et sœurs, que, lorsque vous vous querellez, vos gens se réjouissent. [...] Vos domestiques écoutent aux portes et répètent vos paroles de dépit à la cuisine ; ils ont les yeux sur vous quand ils vous servent à table ; ils comprennent les sarcasmes, les allusions les plus intimes, chacun de vos regards, aussi bien que ceux auxquels ces regard, ces allusions mordantes s'adressent. Ils comprennent votre silence embarrassé, vos politesses étudiées et intéressées. [...] Rien de ce qui se fait au salon n'est perdu pour ces impassibles et attentifs espions de l'office. Ils rient de vous ; bien plus, ils vous plaignent. Ils discutent vos affaires, évaluent vos revenus et pèsent entre eux ce que vous pouvez ou ne pouvez pas faire. [...] Ils savent pourquoi vous vivez en mauvaise intelligence avec votre fille aînée, et pourquoi vous avez chassé votre fils préféré ; et ils prennent un intérêt immense à tous les secrets qui troublent votre existence. Vous ne les admettez à rien ; vous avez l'air plus noir que le diable si vous voyez la sœur de Mary ou la pauvre vieille mère de John assise tranquillement dans l'office ; vous êtes surpris si le facteur leur apporte des lettres, et vous attribuez le fait au pernicieux système de l'éducation des masses ; vous les éloignez de leurs demeures et de leurs familles, de ceux qu'ils aiment et de ceux qu'ils affectionnent ; vous leur refusez des livres. Vous leur reprochez le coup d'œil qu'ils jettent sur votre journal ; et puis vous vous levez les yeux et vous vous étonnez qu'ils soient curieux, et de ce que le fond de leur conversation n'est que scandale et commérage."
Défendre à quelqu'un d'avoir une vie se paie cher. Lui interdire de tisser des liens, d'avoir des enfants, de se marier, le bannir de sa maison quand il a fauté, ce bannissement dût-il entraîner sa mort ou son emprisonnement, tout cela vaut bien quelques basses vengeances... nous ne savons pas ce qui conduit Madame Powell a être si garce avec Aurora. Mais nous connaissons l'attachement passionné, fanatique, que Madame Danvers portait à Rebecca. Car une fois que les domestiques avaient accepté de laisser leur vie à la porte de la maison, ils faisaient partie des murs, ils s'attachaient bon gré mal gré à cette famille, fût-elle par bien des côtés détestable. Les patronnes bourgeoises étaient souvent les pires, car leurs qualités d'épouses de notable se mesuraient à leur aptitude à contrôler et tyranniser le personnel. Soit qu'elles se fûssent élevées par l'argent en partant de bas, soit qu'elles fûssent nées avec une cuiller en or dans la bouche, elles partageaient la conviction qu'un sou est un sou, qu'on doit compter tout ce qu'on donne, mesurer strictement le beurre sur les tartines des bonnes et la gentillesse à l'égard de ceux qui triment, car sinon ils prendraient des habitudes d'insolence et de paresse, forts de cette affection, deviendraient gaspilleurs et mettraient en danger le patrimoine autant que la bonne tenue de la maison. Elles étaient donc intraitables, tandis que les artistocrates se distinguaient par une certaine habileté à jeter l'argent par les fenêtres... ce qui ne les empêchait pas de toiser leurs domestiques et de renvoyer une bonne pour un accroc dans un jupon ou un œil insolent. Il y a là aussi un effet pervers de la condition des femmes à cette époque, où le seul petit espace de pouvoir personnel qu'on leur octroyait était circonscrit à leur foyer (et encore, le plus souvent le mari détenait les cordons de la bourse), ce qui exacerbait certainement un sadisme de "petits chefs" exercé sur plus faibles qu'elles.
Mais ne généralisons pas. Il y eut aussi des domestiques bien traités, des domestiques aimant leurs patrons pour de bonnes raisons. Dans le chef-d'œuvre de
David Lodge consacré à Henry James, L'auteur, l'auteur!, l'écrivain et son domestique, Noakes, un garçon qu'il a pratiquement élevé comme son fils, partagent un profond respect et une affection mutuelle, et ce dernier confie à ce monsieur qu'il admire tant, à lui et à personne d'autre, les horreurs qu'il a vécues sur le front de la Somme. Bien des enfants, élevés à distance par des mères qui les apercevaient quelques minutes par jour entre deux occupations mondaines, et des pères qui leur faisaient réciter distraitement une leçon avant de regarder au travers d'eux, trouvèrent consolation, tendresse, compréhension dans les bras d'une nourrice, d'une gouvernante, ou un peu de chaleur humaine en fréquentant les cuisines, lieux reculés et interdits aux "gens d'en haut". Lesdites nourrices avaient souvent dû mettre leurs propres bébés à l'assistance, et s'attachaient à ces enfants presque malgré elles, cet amour les faisant infidèles à leurs mioches abandonnés. Ces enfants devenaient les leurs. Ou bien elles cachaient leur enfant naturel au risque de perdre leur place, comme dans le très beau film de Marco Bellochio, La nourrice. De l'amour fut donné et distribué généreusement par ces personnes amputées de leur vie privée. Cet amour fut souvent payé de retour par ces enfants mal aimés par leurs parents légitimes. Ainsi, dans La rose pourpre et le lys (je sais, je vous tanne avec ce roman, mais il m'a éblouie et mes yeux ne peuvent s'en détacher longtemps), Michel Faber dépeint une petite fille, Sophie, née d'une mère qui a refoulé jusqu'à son accouchement, et qui a pour mission d'exister le moins possible dans sa maison riche. Seule sa gouvernante, prostituée qui a su se hausser à ce rang armée de sa seule intelligence, lui donnera enfin l'amour que tout son petit être réclame, telle une fleur qui a grandi à l'ombre et loin de l'eau.
Mais n'oublions pas que sous le Second Empire, il y avait à Paris jusqu'à mille poursuites judiciaires par an pour infanticide, et que la grande majorité des accusées étaient des domestiques sur lesquelles les jeunes loups de la Haute Société s'étaient fait les dents avant d'embrasser une vie "respectable", les laissant enceintes et marquées du sceau de l'infâmie, seules et montrées du doigt pour avoir commis deux fois l'irréparable.
Il paraît qu'aujourd'hui encore, dans les beaux quartiers, chez les meilleures familles, ou du moins les plus riches, on trouve de petites esclaves sans papiers qu'on exploite sans vergogne, avec en plus, n'en doutons pas, le sentiment de leur sauver la vie.
Cela donne à penser, vous ne trouvez pas ?
Très bonne soirée à vous tous, en espérant n'avoir pas trop assombri votre retour de vacances, ou votre départ vers un lieu enchanteur... les livres et les films que j'ai mentionnés valent le détour, croyez-moi sur parole. Ok, vous préfèrerez peut-être feuilleter paresseusement quelques magazines, mais entre deux articles de fond sur les régimes des stars, pourquoi ne pas entrer dans les grandes demeures du temps jadis par la porte de service ?...
Gaëlle
Dernière minute : suite à vos commentaires sur la violence, qu'elle soit feutrée ou pas, et en particulier celui de la Trollette, je rajoute quelques mots : c'est vrai qu'il n'est pas toujours agréable d'affronter cette violence au cinéma ou dans les romans. Il y a des jours où je ne suis pas de taille. Il y a des films qui sont des épreuves que je ne m'infligerai pas de nouveau : par ex, "The Magdalene Sisters" De Geraldine Mc Ewan... j'étais enceinte quand je l'ai vu, je l'ai vu seule, et quand mon mari est rentré, il m'a trouvée le visage tellement raviné de larmes qu'il m'a demandé si quelqu'un était mort dans notre entourage ! Un autre exemple : "Breaking the waves" de Lars von Trier, que j'ai vu avec lui au cinéma... j'ai fait une vraie crise de larmes inconsolables à la sortie, ça ne m'était jamais arrivé, mon mari (quelle patience archangélique, cet homme-là !) a dû passer un long moment à me répéter que l'héroïne (Emily Watson) était une ACTRICE, que rien de tout ça ne lui était vraiment arrivé, qu'elle était toujours en vie. Du reste, dans Gosford Park, elle se porte à merveille, ce qui m'a rassurée... Mais n'empêche. Ce film était trop pour moi, je n'en voyais pas l'intérêt, je l'ai trouvé trop sadique et pour l'héroïne et pour les spectateurs.
Il m'a fait fuir longtemps toute nouvelle activité de Lars Von Trier, jusqu'à "Dogville". Une merveille, qui a en fait des liens étroits, dans son thème, avec mon billet : Grace (jouée par Nicole Kidman), jeune fille riche, échappe à des malfrats qui veulent la garder parmi eux, des gens violents, et atterrit dans une petite bourgade américaine, le genre "Petite maison dans la prairie", avec sa petite église à clocheton, ses bonnes gens... Grace culpabilise d'être riche, hait la violence.
Elle va se mettre au service de ces gens qui l'ont recueillie, devenir peu à peu une domestique dont la gentillesse est un dû. Et plus les malfrats accentuent leur traque, plus les braves gens de cette excellente petite ville pensent avoir barre sur Grace, et plus ils réclament de "services" exorbitants en échange de leur asile... La charmante bourgade se mue lentement mais sûrement en lieu de pouvoir dont Grace est le souffre douleur, la victime immolée. Mais...
les "braves gens" de Dogville, dont la bonté de Grace, malgré elle, dévoile le vrai visage, la méchanceté, les jalousies, la cupidité, la violence, n'ont pas toutes les cartes en main... je vous conseille à tous ce film, qui est une prouesse technique, une direction superbe d'acteurs excellents (au rang desquels Lauren Bacall, Ben Gazzara, Nicole Kidman au sommet de son art, et tant d'autres), et surtout une histoire pleine d'enseignement et de force. Tu as bien raison la Trollette, c'est vraiment le "comment on en arrive là" qui compte. Les bains de sang, les guerres mondiales, les émeutes, les révolutions, tout cela n'arrive pas comme ça un jour, sorti de terre comme un champignon. Il y a des années de mûrissement caché de la violence avant qu'elle éclate. Et même si ce n'est pas très agréable à regarder, c'est utile, car la violence revient plus que jamais au galop, aujourd'hui, là où nous vivons, à deux pas de chez nous, ou juste en face, dans l'appartement d'à côté. S'interroger sur les causes est toujours utile. Mais bon, vous avez le droit de ne pas enchaîner les films violents et les livres sanglants ! Un bon Astérix, un Agatha Christie, un peu de douceur Anna Gavaldienne dans un monde de brutes, ça fait du bien aussi. C'est les vacances, c'est vrai, quoi!!... Bises à tous et à toutes. Je vous réécrirai dès que l'occasion d'une connexion internet se présentera. Promis.





























