4 février 2013

Ecrire, dit-elle



"L'écrivain a deux vies : une, celle à la surface de soi, qui le fait parler, agir, jour après jour. Et l'autre, la véritable, qui le suit partout, qui ne lui donne pas de repos."


Il y a bien longtemps que je n'avais pas relu Marguerite Duras. Cela datait d'une époque où j'avais lu et relu l'Amant, où j'étais allée voir le film, où j'avais enchaîné avec Barrage contre le Pacifique, La Douleur, Les petits chevaux de Tarquinia et Hiroshima mon amour. J'avais alors pratiquement l'âge de l'héroïne de l'Amant, la fièvre de ces personnages et des paysages du Mékong me parlait, toutes ces images surgies de la lecture entraient en moi comme dans du beurre et je les mélangeais aux miennes. D'emblée, cette écriture s'est imposée à moi par son caractère hypnotique, la force des silences  qui rendaient les mots plus puissants tandis qu'ils se tenaient là, détachés du texte comme des morceaux de glaces sur la mer.
Il a fallu la pièce de Christophe Honoré, Nouveau Roman, — petit bijou aux ambitions parfaitement tenues —, pour me donner l'envie de relire Duras. Je n'ai pas relu l'Amant car il est toujours gravé dans ma mémoire, le chapeau, le bac, la limousine noire, "à quinze ans, j'avais le visage de la jouissance et je ne connaissais pas la jouissance", la violence du frère, la douceur d'Hélène Lagonelle, la pension, l'amour déchiré pour la mère, la dureté de la jeune fille fondant sur le bateau du retour, devenant détresse, reconnaissance  d'un sentiment chargé d'ambiguïté. J'ai découvert Le ravissement de Lol V Stein, Le marin de Gibraltar, relu les Petits Chevaux. Et retrouvé ce style si particulier dont Marguerite Duras parlait à Bernard Pivot, dans l'émission Apostrophes, comme d'une écriture où ce qui importait, c'était attraper les mots avant qu'ils ne s'échappent. Et que la phrase, ensuite, s'organisait autour. Une écriture "presque distraite, qui court, qui est plus pressée d'attraper les choses que de les dire, vous voyez, je parle de la crête des mots, qui court sur la crête, pour aller vite, pour ne pas perdre."

Dans La passion suspendue, recueil d'entretiens avec Leopoldina Pallotta della Torre qui vient d'être réédité, Marguerite Duras évoque son enfance, son travail, la littérature et le théâtre, le cinéma et la passion amoureuse, l'addiction à l'alcool et le communisme où elle s'est égarée un temps. Elle s'interroge sur ce qui fait qu'on écrit, ou qu'on n'écrit pas. S'interroge sur les gens qui n'écrivent pas, "comment font-ils ?" Ce qui signifie, comment font-ils pour n'avoir qu'une vie, être pleinement dans cette vie, ne pas se sentir dédoublés comme les écrivains ? Je comprends cette interrogation car chaque fois que j'ai songé à arrêter d'écrire, j'ai eu le sentiment de perdre quelque chose de vital. L'idée de me résoudre à n'avoir qu'une seule vie m'était insupportable. Mais peut-être ceux qui écrivent n'ont-ils ce ressenti que parce qu'ils se sentent toujours dédoublés, justement. Peut-être ce besoin de multiplier les existences, d'avoir des vies imaginaires, vient-il d'une carence de départ. Vous vivez votre vie, et en même temps vous n'y êtes jamais tout à fait, comme si vous étiez sur la photo sans y être, et qu'une partie de vous s'en était détachée pour observer la scène.

"Souvent, dans la vie, j'ai eu le sensation de ne pas exister — sans modèle aucun, sans référence aucune —, toujours en quête d'un lieu, sans jamais me retrouver là où j'aurais voulu être, toujours en retard, toujours dans l'impossibilité de jouir des choses dont jouissaient les autres. Maintenant l'idée de cette multiplicité me plaît : on se force toujours à atteindre une unicité qui nous appartient, alors que notre richesse, elle se situe dans ce débordement même."

D'un handicap de départ, il s'agirait donc de faire une richesse, une force à laquelle appuyer sa vie pour s'y ancrer davantage, un pont entre sa solitude et celle des autres. A moins que cette difficulté à être tout à fait présent à sa vie et ce besoin d'inventer d'autres existences ne soient dès le départ une valeur ajoutée qu'il faudrait accepter comme telle. Le talent donné à une fragile petite existence humaine d'entrer en résonance avec des milliers d'autres, d'atteindre à l'universel à partir d'un soi modeste et minuscule. Tout comme les musiciens ressentent aussi le monde en musique, les peintres en lignes continues ou heurtées, taches de couleurs et de lumière.

Allez Marguerite, une petite dernière :

"Je crois qu'on écrit vraiment que lorsqu'on croit ne plus écrire, ne plus être tout à fait maître de ce qu'on fait. En général tout le début est jeté. C'est quand je me laisse aller qu'il se passe quelque chose. Il y a à ce moment-là une sorte de désespoir de l'écrivain, d'abdication même : l'écrit arrive seul, dirait-on, fait."

 J'ai connu ces moments de fièvre où l'on sent le livre s'écrire à travers soi. C'est d'ailleurs ce que Jean-Philippe Toussaint appelle "l'urgence", dans un très bel essai paru récemment chez Minuit, L'Urgence et la patience :




«L’urgence est un état d’écriture qui ne s’obtient qu’au terme d’une infinie patience. Elle en est la récompense, le dénouement miraculeux. Tous les efforts que nous avons consentis au préalable pour le livre ne tendaient en réalité que vers cet instant unique où l’urgence va surgir, le moment où ça bascule, où ça vient tout seul, où le fil de la pelote se dévide sans fin. Comme au tennis, après les heures d’entraînement, où chaque geste est analysé, décomposé, et refait à l’infini, mais reste raide, figé et sans âme, il arrive un moment, dans la chaleur du match, où on commence à lâcher ses coups et où on réussit certaines choses qui auraient été inimaginables à froid et n’ont été rendues possibles que par la rigueur et la ténacité de l’entraînement qui a précédé. Dans ces moments-là, dans la chaleur de l’écriture, on peut tout tenter, tout nous réussit, on effleure le filet, on frôle les lignes, on trouve tout, instinctivement, chaque position du corps, le fléchissement idéal du genou, la façon d’armer le bras et de lâcher le coup, tout est juste, chaque image, chaque mot, chaque adjectif pris à la volée et renvoyé sur le terrain, tout trouve sa place exacte dans le livre.»

Ces moments condensent une telle intensité, un tel plaisir d'écrire, qu'ils peuvent vous rendre accro à l'écriture à jamais, quand bien même vous devriez rouler indéfiniment des rochers comme un Sisyphe besogneux pour toucher à nouveau cette incandescence. Cela se mérite. Ce sont des heures qui nous semblent durer le temps d'un battement de cil. C'est d'ailleurs ainsi qu'en général on s'imagine l'artiste, fiévreux, possédé par sa muse. Sauf que contrairement à l'imagerie populaire, il ne suffit pas d'attendre que cela se produise en sirotant une absinthe...Non, on ne l'atteint que par un travail souterrain et sans grâce, souvent assez ingrat et desespérant. 

Sur ce, je vous laisse... J'ai quelques rochers à rouler. 


Gaëlle Nohant

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